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«Jouliks»: pour une créativité sans fausse représentation

Bien que l’utilisation explicite du mot Rom a été retirée du film, les références à la population n’ont pas pour autant été coupées au montage.
Lilou Roy-Lanouette, dans le rôle de Yanna, dans le film «Jouliks», réalisé par Mariloup Wolfe
LES FILMS VISION 4
Lilou Roy-Lanouette, dans le rôle de Yanna, dans le film «Jouliks», réalisé par Mariloup Wolfe

Au cours des dernières semaines, la position de Romanipe sur le dernier film de Mariloup Wolfe a fait couler beaucoup d’encre et a ravivé beaucoup de discussions et d’opinions sur l’appropriation culturelle.

Avant tout, nous tenons à mettre notre objectif au clair. Nos critiques n’avaient pas pour but de créer une polémique, mais plutôt d’entamer une discussion sur les impacts négatifs de la représentation des Roms qui est faite dans le film. Nous ne parlons pas ici de rectitude politique, ni d’appropriation culturelle, mais de dignité humaine, de représentation erronée d’un peuple qui en subit les conséquences quotidiennement.

Ce qui s’est réellement passé

En avril 2018, l’équipe de production de la réalisatrice Mariloup Wolfe a contacté Romanipe et des individus d’origine rom basés à Montréal et à Toronto. L’équipe était à la recherche d’acteurs roms pour le film intitulé Jouliks, synonyme de voyou en russe, péjorativement utilisé pour référer à la population rom.

Conscients du souci de représentation de l’équipe de production (geste qui n’a jamais été remis en question et qui demeure apprécié de notre part), nous avons demandé de lire le scénario du film qui nous a été présenté comme un film qui portait sur la «culture rom» afin de s’assurer qu’il était respectueux et historiquement juste. L’équipe n’a pas voulu nous donner accès au scénario, ce n’est qu’à la suite de pressions que nous l’avons obtenu.

Suite à la lecture du scénario, nous avons exprimé nos inquiétudes quant à la multitude de clichés qui étaient véhiculés à l’égard des Roms tout au long du film. À titre d’organisme dont la mission est de défendre la dignité et les droits de la personne des populations roms, il allait de soi que nous n’étions pas à l’aise de référer à l’équipe de production des acteurs roms. Nous avons également appris que cet avis était partagé par les musiciens roms qui ont initialement été contactés par l’équipe de production pour faire partie du film et ont refusé d’y participer en raison des clichés qui y étaient véhiculés.

Malgré nos ressources limitées, étant aux prises avec plusieurs dossiers de déportations de familles en situation de précarité en raison des politiques discriminatoires sous la loi C-31, nous avons proposé à l’équipe de production de collaborer pour travailler les aspects du scénario qui étaient faux et qui ne reflétaient pas la réalité des Roms. Une population dont l’histoire est caractérisée par l’esclavage, les tentatives d’extinction massives, le génocide, l’exclusion du système scolaire, de l’économie et du système de santé et dont le présent demeure teinté d’expulsions massives, de stérilisation forcée des femmes, de ségrégation, de violence haineuse et la liste continue.

Romanipe a d’ailleurs invité l’équipe de production à l’évènement de commémoration du génocide des Roms afin d’exposer l’équipe à cette histoire et aux impacts continus de la propagation des stéréotypes. L’équipe de production a décliné cette invitation et nous a informés qu’ils n’étaient pas prêts à retravailler le scénario. Romanipe leur a donc suggéré de retirer le caractère, la nature et les références à la population rom du film afin d’éviter les conséquences négatives que cela pourrait avoir sur la population. N’ayant pas de nouvelles de la production, nous avons effectué un suivi pour ensuite être informé que «toutes les références rom [du] scénario ont été enlevées».

“À travers le film, les Jouliks sont présentés comme des voyous nomades qui vivent en marge de la société et qui refusent d’éduquer leurs enfants.”

Bien que l’utilisation explicite du mot Rom a été retirée du film, les références à la population n’ont pas pour autant été coupées au montage. Nous ne parlons pas ici de deux scènes, mais bien d’un cliché véhiculé à chaque trois minutes pour les 25 premières minutes du film, sans compter le fait qu’au moins à deux reprises, nous entendons les personnages échanger des mots dans la langue romanès (langue parlée par les Roms qui est aujourd’hui en danger d’extinction et pour laquelle des Roms qui osaient la parler se faisaient couper la langue et même tuer). À travers le film, les Jouliks sont présentés comme des voyous nomades qui vivent en marge de la société et qui refusent d’éduquer leurs enfants.

De plus, durant la promotion du film, les nombreux articles publiés avant notre prise de parole présentaient le film comme une histoire d’amour entre un Rom et une Québécoise. Les synopsis officiels de Jouliks en date du 25 octobre dernier présentaient encore le personnage de Zak comme un Rom. Cela a changé dans les jours qui ont suivi notre première intervention publique, il s’agirait maintenant d’un film sur «les hippies et les non-conformistes».

Nous avons offert notre collaboration, nous avons fait part de nos inquiétudes, et malgré cela, Mariloup Wolfe a fait le choix de conserver les aspects du scénario qui véhiculent les stéréotypes qui contribuent à la normalisation de la haine envers les Roms.

“Être Rom est malheureusement plus souvent signe d’oppression que de liberté.”

En Italie, sous prétexte de «nomadisme» les Roms sont placés dans des «camps de nomades» situés en marge de la société où leurs entrées et leurs sorties sont contrôlées par des policiers. L’an dernier, le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, a demandé un recensement de la population rom en Italie, qu’il qualifie «d’antisociale». En France, la propagation des stéréotypes datant du Moyen Âge a entraîné une série d’actes de violences envers les Roms de France en mars dernier. Récemment, on apprenait qu’en Roumanie, dans la ville de Iaşi, les élèves roms étaient séparés des enfants roumains dans une école publique.

Être Rom n’est pas un choix, ni un style de vie. Être Rom est malheureusement plus souvent signe d’oppression que de liberté. Être Rom c’est porter des siècles d’histoire, être Rom c’est tenter de survivre en tant que peuple, c’est tenter de contribuer à une société qui nous nie constamment cette opportunité. Être Rom, c’est malgré tous ces obstacles, avoir survécu, avoir maintenu une langue et avoir préservé une culture. Être Rom c’est aussi de lutter quotidiennement contre la fausse représentation de toute une population.

Nous ne remettons pas en question la liberté créative, nous la revendiquons à part égale. Nous n’omettons pas la nature fictive de cette histoire, nous remettons en cause la nécessité et l’intérêt de propager des clichés sur un peuple qui en subit les conséquences depuis des siècles et à ce jour.

Nous ne voulons pas compromettre la liberté artistique, mais nous assurer que l’on ne compromette pas des vies humaines pour des fins artistiques. Nous ne lançons pas un appel au boycottage, mais plutôt un appel au dialogue, à l’information, à la sensibilité et surtout à la collaboration.

Cette lettre a été co-écrite avec les membres du conseil d’administration de Romanipe, un organisme dont la mission est de défendre la dignité et les droits de la personne des populations roms au Canada et à travers le monde.

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