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D’ex-employées d’Aritzia dénoncent le racisme de la compagnie envers les Noirs

Le détaillant canadien s’est engagé à poser des «gestes immédiats» pour améliorer son programme de diversité et d’inclusion.
Une boutique Aritzia de Toronto. (Todd Korol/Toronto Star via Getty Images)
Todd Korol via Getty Images
Une boutique Aritzia de Toronto. (Todd Korol/Toronto Star via Getty Images)

Plusieurs compagnies ont publié un carré noir sur les réseaux sociaux la semaine dernière lors du #BlackOutTuesday et utilisé les réseaux sociaux pour faire des déclarations en soutien à la communauté noire dans la foulée des manifestations dénonçant le meurtre de George Floyd par un policier.

Quand Karissa Lewis a vu que son ancien employeur, Aritzia, avait fait don de 100 000$ à Black Lives Matter et à une association militant pour l’avancement des personnes racisées aux États-Unis, elle s’est réjouie. Puis, elle s’est souvenue du racisme vécu lorsqu’elle travaillait pour le détaillant canadien. Et sa réaction a changé.

«Ils sont directement responsables d’incuber ces comportements entre les murs de leurs boutiques et de leurs bureaux», a-t-elle déclaré au HuffPost Canada.

La marque de vêtements pour femme a été fondée en 1984 et gère maintenant plus de 80 boutiques au Canada et aux États-Unis. Elle est cotée à la Bourse de Toronto.

Mme Lewis, 27 ans, a travaillé dans la succursale Aritzia du centre commercial Yorkdale à Toronto entre août 2019 et janvier 2020 comme assistante-gérante. Lors de son court passage au sein de l’entreprise, elle affirme avoir vécu du racisme anti-Noir de la part du personnel.

«Il y a vraiment une culture de “clique”, d’exclusion», décrit Mme Lewis, qui est Noire.

Les employés utilisaient des «mots de code pour décrire certains types de clients… pour savoir avec qui ça valait la peine de passer du temps et avec qui ça ne valait pas la peine», dit-elle. Par exemple, A voulait dire Asiatique «parce qu’ils étaient perçus comme étant riches» et TW voulait dire «time waster» (perte de temps), ce qui pouvait inclure des Noirs, pour décrire une personne qui allait monopoliser le temps d’un employés sans rien acheter, raconte Mme Lewis.

Traitement différentiel

Mme Lewis estime qu’elle a été traitée différemment des autres gérants de la boutique parce qu’elle est Noire. Elle affirme qu’elle a dû faire des quarts de travail à la caisse même si elle était assistante-gérante, alors qu’on a donné des quarts de travail de gérance à une nouvelle employée blanche qui occupait un poste moins senior qu’elle.

«J’étais la seule membre du personnel de direction plus souvent affectée à la caisse qu’à la gestion du plancher», dit-elle.

Lorsque la vice-présidente de la compagnie visitait le magasin, elle échangeait avec les membres blancs de l’équipe de gérance, mais Mme Lewis raconte que la haut-placée lui adressait à peine la parole, alors qu’elle était la seule membre noire du personnel de direction.

Karissa Lewis
Karissa Lewis
Karissa Lewis

Une autre ex-employée noire, qui a travaillé dans deux succursales torontoises d’Aritzia, affirme qu’elle a démissionné après avoir passé plus de cinq ans dans un environnement de travail hostile où elle se sentait «rejetée».

«Le personnel de direction passait des commentaires sur le fait que je ne souriais pas assez et que j’avais toujours l’air “fâchée” quand je courais à travers le magasin en essayant de choisir des vêtements pour mes clients - sans égard aux innombrables compliments de mes clients et de mon chiffre de vente élevé», dit l’ancienne employée, qui ne veut pas être identifiée par craintes de représailles dans son emploi actuel.

«Si je me défendais lors d’un désaccord avec un autre employé, je me faisais traiter de “brusque”, “insolente” ou “défensive”, ce qui est une micro-agression envers moi, en tant que femme noire.»

Elle raconte un épisode où la gérante d’une succursale de Newmarket, en Ontario, l’aurait prise à part pour critiquer la seule autre femme noire qui travaillait dans cette boutique, affirmant qu’elle ne croyait pas que sa coiffure correspondait «aux standards d’Aritzia».

«Cette employée portait simplement une longue perruque frisée, comme de nombreuses femmes noires le font», se souvient l’ex-employée. «C’était très joli et en fait plutôt dispendieux. Alors j’ai simplement répondu que j’adorais ses cheveux et que je prévoyais porter un style similaire, pour montrer que je ne voulais pas jouer à ce jeu. Le sujet n’a pas été abordé de nouveau.»

Le magasin Aritzia de Toronto où magasinait Meghan Markle, selon des médias locaux. REUTERS/Carlo Allegri
Carlo Allegri / Reuters
Le magasin Aritzia de Toronto où magasinait Meghan Markle, selon des médias locaux. REUTERS/Carlo Allegri

Selon cette ex-employée, une autre gérante de la succursale de Vaughan Mills traitait des employées noires différemment des autres membres du personnel, notamment lorsqu’il était question de ranger les sections du magasin.

«D’autres employés faisaient quelques retouches rapides et pouvaient aller prendre leurs pauses après des vérifications minimes de cette [gérante]. Toutefois, lorsque ces deux femmes noires demandaient les mêmes vérifications, elle leur donnait beaucoup plus de mal. Chaque pile, table et vitrine était inspectée», dit-elle.

Elle affirme avoir vu cette gérante interrompre des vendeuses noires qui aidaient des clients en leur donnant une pile de vêtements à ranger, alors qu’elle ne le faisait pas aux employés qui n’étaient pas noirs.

Mme Lewis et l’autre ex-employée affirme ne pas avoir averti les ressources humaines ou les gestionnaires de cette discrimination continue parce qu’elles ne croyaient pas que le processus serait juste envers elles en raison de la couleur de leur peau.

«Il n’y avait personne à qui je pouvais parler de comment je me sentais parce qu’il n’y avait personne qui me ressemblait», affirme Mme Lewis.

“Chaque fois que j’ai mentionné des inquiétudes à propos de simples désaccords dans les boutiques, on m’a dit que j’étais défensive, insolente et que je manquais de compétences sociales.”

- Une ex-employée d'Aritzia

Les employés reçoivent un guide contenant la politique de non-représailles et des détails sur la façon de rapporter des problèmes s’ils ne sont pas à l’aise d’en parler à leur supérieur, selon des documents fournis au HuffPost par Aritzia. Ils doivent aussi signer un code de conduite dans lequel ils acceptent les politiques d’Aritzia contre la discrimination et le harcèlement.

Dans chaque magasin, deux affiches informent le personnel de l’existence d’une ligne téléphonique anonyme pour dénoncer le harcèlement en milieu de travail ou d’autres manquements aux politiques de l’entreprise. L’affiche indique que «la ligne est 100% confidentielle et vous ne serez jamais pénalisé pour avoir dénoncé».

«Je n’avais pas confiance en eux pour régler mes problèmes», affirme l’ex-employée. «Chaque fois que j’ai mentionné des inquiétudes à propos de simples désaccords dans les boutiques, on m’a dit que j’étais défensive, insolente et que je manquais de compétences sociales. Je ne pense pas que mes plaintes auraient été prises au sérieux et j’avais l’impression que je me serais isolée de mes collègues si je brisais le silence.»

Le 31 mai, lorsque Mme Lewis a pris connaissance du don d’Aritzia aux organisations de défense des droits des Noirs, elle a partagé ses expériences sur Twitter. Son message est devenu viral.

Son tweet a poussé d’autres ex-employées d’Aritzia à partager leur expérience sur les réseaux sociaux.

Je suis complètement d’accord. Je “travaillais” là (j’utilise les guillemets parce qu’on ne me donnait jamais d’heures, on m’a probablement embauchée pour remplir un quota) et en tant que personne racisée, ça a toujours tristement évident à quel point ils me traitaient moins bien que mes collègues blancs. Faites mieux, Aritzia.

Quand j’étais la seule personne noire qui travaillait et que je me suis fait dire d’aplatir mes cheveux pour maintenir l’image du magasin.

L’une des compagnies les plus racistes où j’aie jamais travaillé! Ils font tellement de profilage racial. C’était très triste à voir.

Mardi, alors que le HuffPost Canada tentait de joindre la compagnie depuis plusieurs jours à propos de l’expérience des deux ex-employées interviewées, le PDG d’Aritzia, Brian Hill, a annoncé un «investissement interne d’un million de dollars» dans son programme de diversité et d’inclusion.

«Nous avons parlé à plusieurs membres noirs de notre équipe et à plusieurs anciens employés qui voulaient partager leurs expériences chez Aritzia. Nous sommes reconnaissants envers ceux qui nous ont contactés jusqu’à présent, leurs voix sont importantes», a-t-il affirmé. «C’est pourquoi investir en nous-mêmes, nous responsabiliser, condamner l’intolérance et l’injustice, et nous assurer qu’Aritzia est un endroit où tout le monde peut avoir une carrière enrichissante, se développer et grandir est notre priorité.»

Jennifer Wong, la présidente et chef des opérations chez Aritzia, a affirmé que la compagnie était «profondément déçue» lorsqu’elle a été mise au courant de l’expérience de Mme Lewis.

«Nous avons contacté Karissa et avons eu une conversation avec elle. Depuis, nous avons démarré une enquête sur ses allégations et nous allons poser les gestes appropriés, si nécessaire, lorsque l’enquête sera conclue», a dit Mme Wong.

«Bien que nous soyons en désaccord avec plusieurs des idées sous-jacentes que Karissa a exprimées, son expérience touche des questions qui sont très importantes pour nous en tant que compagnie.»

En 2015, une cliente d’Aritzia avait dénoncé publiquement la compagnie pour le commentaire raciste d’une employée. Samantha Grand affirme qu’elle a demandé de l’aide à une associée d’une boutique de Toronto pour trouver un manteau de sa grandeur.

«Alors que je regardais, je l’ai entendue parler à une autre employée en disant qu’elle ne savait pas pourquoi elle m’aidait; je n’aurais probablement pas les moyens de payer le manteau parce que je suis Noire», avait-elle confié à CBC. «Ça m’a vraiment blessée.»

Aritzia s’est excusé et a offert de lui envoyer un manteau.

Le racisme au travail, une réalité chez nous

En 2019, un sondage révélait qu’entre un tiers et la moitié des Canadiens racisés vivaient du racisme. De ce nombre, 40% affirmaient que ça se produisait au travail. Ce qui veut dire qu’environ 8% de tous les Canadiens disent avoir vécu de la discrimination sur leur lieu de travail en raison de leur origine ethnique.

Un peu plus de la moitié des Canadiens noirs et des personnes autochtones consultées dans le cadre de l’étude ont rapporté avoir «personnellement vécu de la discrimination en raison de la race ou de l’origine ethnique de temps à autre ou régulièrement», selon le Environics Institute for Survey Research.

Une part de cette discrimination, selon le sondage, inclut des insultes ou des offenses subtiles, comme le fait d’être traité comme étant moins intelligent que les collègues blancs, ou d’être pris pour un subalterne.

Des réalités qui sont familières à Mme Lewis.

«Je pense que je me suis en quelque sorte blâmée pour le traitement que j’endurais, parce que beaucoup de personnes noires font ça», dit-elle. «Elles se regardent et se disent “peut-être que c’est moi, peut-être que je fais quelque chose de mal, peut-être que je ne suis pas assez bonne”. Mais la vérité c’est qu’on m’a discriminée, et j’ai des qualifications et… j’ai été traitée différemment du reste de l’équipe de gérance.»

Les deux ex-employées qui se sont confiées au HuffPost affirment qu’elles ont aussi vécu du racisme de la part des clients, allant d’être ignorées jusqu’à ce qu’une collègue blanche se libère à être rabaissée comme étant «juste une employée de magasin noire sans pouvoir» pour avoir refusé de déroger à la politique du magasin sur les retours.

Mme Lewis croit qu’un changement réel chez Aritzia doit nécessairement commencer au haut de la pyramide et descendre jusqu’aux autres employés.

«Quand on regarde les équipes de gérance, il n’y a pas de Noirs», affirme-t-elle en référence à ce dont elle a été témoin dans le cadre de son travail et lors d’un événement dédié aux gérants qui incluait ceux d’autres magasins. «Ne pas avoir de femmes noires dans les positions de pouvoir perpétue l’idée qu’on ne peut pas… avoir et occuper ces espaces.»

«On ne peut pas avoir un paquet de personnes qui ne sont pas noires qui s’assoient pour parler des problèmes des Noirs et de comment régler les problèmes des Noirs. Donc, à moins d’avoir des pairs qui sont Noirs, il n’y a rien que vous ne puissiez faire qui va régler le problème.»

Aritzia affirme qu’elle ne collige ni ne comptabilise «la composition raciale ou ethnique de ses employés, conformément à loi albertaine sur la protection des renseignements personnels, qui vise à protéger les employés contre toutes formes d’actions discriminatoires s’ils divulguent leur race ou leur appartenance ethnique à leur employeur.»

Mme Lewis soutient que la personne qui l’a embauchée, ainsi que d’autres personnel de direction, lui auraient affirmé qu’Aritzia embauche rarement en dehors de la compagnie pour des rôles de gérance. Un représentant de la compagnie a affirmé au HuffPost qu’Aritzia est «fière» du fait qu’elle promeut à l’interne.

Le président d'Aritzia, Brian Hill, en 2006.
KEVIN VAN PAASSEN/THE GLOBE AND MAIL via CP
Le président d'Aritzia, Brian Hill, en 2006.

«Les employés doivent être à l’aise de dénoncer les choses qu’ils voient, sans avoir peur de perdre leur travail», dit Mme Lewis.

Mardi, Aritzia a tenu une assemblée de tous ses employés avec M. Hill et Mme Wong. Ils se sont engagés à poser des «gestes immédiats», incluant:

  • Procéder à une révision complète des politiques et pratiques au sein de la compagnie
  • Introduire une formation obligatoire sur la diversité et l’inclusion portant notamment sur les micro-inégalités, les biais inconscients et les stéréotypes
  • Établir un groupe de conseil incluant des voix de tous les niveaux, les lieux de travail et les régions qui partagera des perspectives personnelles et des conseils
  • Embaucher des experts dédiés à la diversité et à l’inclusion

«À la lumière des événements des dernières semaines, Aritzia, comme plusieurs autres compagnies à travers la planète, a réalisé que nous devons faire plus pour s’assurer que notre compagnie crée des changements positifs et que nous faisons partie de la solution», a affirmé Mme Wong.

Mme Lewis s’est dite heureuse et épanouie dans son emploi actuel chez un détaillant de Toronto, en partie parce qu’elle occupe un poste où il est possible pour elle de faire une différence, notamment en menant des initiatives pour favoriser un traitement équitable des personnes noires et d’autres groupes marginalisés au sein de sa compagnie.

«C’est maintenant ma responsabilité de m’assurer qu’une culture positive, inclusive et accueillante rayonne à travers nos employés jusqu’à nos clients», dit-elle.

Ce texte initialement publié sur le HuffPost Canada a été traduit de l’anglais.

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