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Vingt-quatre heures de plus qui changent tout

Pourquoi Russes et Occidentaux ne s'accordent pas sur la date des festivités de la fin de la Seconde Guerre mondiale? La raison est historique. Mais si l'Histoire nous a appris une chose, c'est que la réalité est indissociable de nos perceptions.
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Le 9 mai dernier, les Russes ont célébré le 70e anniversaire du Jour de la victoire contre l'Allemagne nazie (plus connu dans les pays anglo-saxons sous le nom de "VE-Day", pour "Victory in Europe") avec le plus grand défilé militaire organisé sur la place Rouge depuis le 24 juin 1945. À l'époque, les soldats de l'Armée rouge avaient jeté les drapeaux nazis au pied du mausolée de Lénine, où se tenaient Staline et d'autres dignitaires soviétiques. Dernière commémoration majeure de la victoire de 1945 à rassembler autant de survivants, cette cérémonie revêt une importance particulière. Mais les anciens alliés de la Russie ont refusé d'y envoyer leurs représentants, en signe de protestation contre l'annexion de la Crimée et l'aide apportée par les Russes aux séparatistes ukrainiens.

Vladimir Poutine a ainsi été privé d'un moment de propagande comme il les aime, soulignant un peu plus encore l'isolement du pays vis-à-vis de l'Occident. Pour les Russes, cette décision est perçue comme une nouvelle preuve que l'Europe et les États-Unis ont oublié les sacrifices consentis par leur nation dans la lutte contre le nazisme. Une amnésie historique qui se manifeste aussi dans leur déni des prérogatives de la Russie sur ses anciens territoires soviétiques, ce que Moscou appelle l'"étranger proche".

Pourtant, l'Occident est loin d'avoir oublié la Seconde Guerre mondiale. La victoire du 8 mai, qu'il a célébrée en grande pompe à Londres et à Washington, entre autres, pose la question de savoir pourquoi Russes et Occidentaux ne s'accordent pas sur la date des festivités. La raison est historique : sous les ordres du grand-amiral Dönitz (qui avait succédé à Hitler à la tête du troisième Reich après le suicide du Führer, le 30 avril), le colonel général Jodl s'était rendu à Reims, au QG du général Eisenhower, pour signer l'acte de reddition. Cet acte, qui prenait effet le 7 mai à 2 h 41, avait été paraphé par un général soviétique, mais l'URSS avait refusé de l'appliquer, estimant qu'il ne marquait pas la réelle capitulation de l'Allemagne nazie. Elle avait donc exigé la signature d'un nouvel acte, à Berlin cette fois, aux premières heures du 9 mai. Ce document était antidaté de la veille, ce qui explique la différence de date qui subsiste de nos jours.

Mais si l'Histoire nous a appris une chose, c'est que la réalité est indissociable de nos perceptions. Pour les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, quand la capitulation a eu lieu, la guerre était déjà presque finie. Le 2 mai 1945, plus d'un million de soldats allemands déployés en Italie et en Autriche avaient déposé les armes, à la suite de longues tractations secrètes, perçues par la puissance communiste comme une trahison de ses alliés, qui s'étaient engagés à ne pas signer d'accord de leur côté. Quelques millions d'autres Allemands avaient capitulé le 4 mai aux Pays-Bas et dans le sud de l'Allemagne. La guerre en Europe était déjà terminée pour les États-Unis et ses alliés, et l'accord signé à Reims le 7 mai n'a fait que l'officialiser. Face aux troupes occidentales, les Allemands ne se sont pas fait prier pour cesser le combat.

La situation était tout autre sur le front de l'Est. Certes, les troupes soviétiques avaient conquis Berlin le 2 mai, après deux semaines d'une bataille acharnée qui avait fait plus de 300 000 morts et blessés dans leurs rangs, mais elles devaient toujours faire face à des millions de soldats allemands. La « paix séparée » était donc bien réelle pour le camp soviétique. Dans leur fuite désespérée pour traverser l'Elbe et se rendre aux Britanniques ou aux Américains, des dizaines de milliers de rescapés de la bataille de Berlin livraient une guerre acharnée à l'Armée rouge. Dans le nord de l'Allemagne, des centaines de milliers de soldats du Reich négociaient avec les Britanniques, mais continuaient à résister aux Soviétiques.

C'est à Prague, capitale de la Tchécoslovaquie, que se trouvait la plus grosse concentration de soldats allemands, composée de 1,2 million d'hommes. Le 7 mai, tandis que les Londoniens célébraient la victoire, les Soviétiques s'engageaient dans une bataille sanglante de cinq jours dont le bilan très lourd -- près 12 000 morts et 40 000 blessés du côté russe -- s'explique là aussi par la tentative désespérée des Allemands de permettre à un maximum de leurs camarades et citoyens d'atteindre les lignes américaines. Il était dès lors inévitable que les troupes de l'URSS soupçonnent l'existence d'un accord avec les Alliés visant à préserver les capacités militaires allemandes (la création de l'OTAN, moins de dix ans plus tard, ne ferait que confirmer cette théorie dans l'esprit des Soviétiques).

La distinction entre Jour de la victoire et armistice occidental n'est pas qu'une question de date. Ils représentent deux réalités, deux perceptions totalement opposées de cette « victoire » et de ce qu'elle a coûté. Chacun des alliés a subi des pertes conséquentes : le Royaume-Uni a perdu 450 000 civils et soldats en combattant l'Allemagne et le Japon (un peu moins de 1% de sa population d'avant-guerre). La France, elle, a perdu 550 000 citoyens (1,35% de sa population). Quant aux États-Unis, ils ont enregistré 420 000 victimes, dont 407 000 soldats (0,32% de sa population).

Ces chiffres font pâle figure comparés au nombre de morts dans les rangs soviétiques, et en particulier dans les troupes russes : sur les 26,6 millions de victimes soviétiques, plus de la moitié (13,95 millions) étaient russes. Même chose sur le plan militaire : sur les 10,7 millions de soldats tués, 7,2 millions étaient originaires de Russie. Près de 13% de la population russe a été éradiquée durant le conflit, un chiffre que seules l'Ukraine (16,3%) et la Biélorussie (25%) ont le triste privilège de dépasser, car leurs territoires étaient entièrement occupés par les nazis. On ne peut le nier : la lutte contre le 3e Reich a été en grande partie laissée aux Russes. Cela, Vladimir Poutine et son peuple ne l'ont jamais oublié.

Les anciennes républiques soviétiques, et en particulier la Géorgie et l'Ukraine (pour des raisons évidentes), reprochent depuis plusieurs années au gouvernement russe d'avoir « volé » cette victoire, en passant sous silence la contribution des autres États membres de l'ex-URSS. La Géorgie, pays minuscule, a perdu près de 8,3% de sa population (qui comptait à peine 3,61 millions d'âmes), avec plus de 190 000 morts côté militaire et 110 000 pertes civiles. D'autres n'ont pas davantage été épargnés. Depuis la disparition de l'URSS, nous avons tendance à penser que ces nations sont imprégnées d'une forte idéologie bolchévique. Or, l'Union Soviétique n'était rien d'autre qu'une nouvelle forme d'impérialisme russe sous couvert de Marxisme-léninisme, ce que la Seconde Guerre mondiale démontre amplement.

Le 3 juillet 1941, deux semaines à peine après l'invasion allemande, Joseph Staline, qui était d'origine géorgienne, a prononcé un discours. Cette allocution, la première depuis le début de l'opération Barbarossa, reprenait les thèmes récurrents du soviétisme : « Ce qui est en jeu, c'est la survie ou la mort de l'État soviétique, la survie ou la mort des peuples de l'URSS [...]. Ce n'est pas uniquement une guerre entre deux armées, mais aussi la grande bataille du peuple soviétique tout entier contre les troupes fascistes allemandes. » Mais les peuples les plus directement touchés ne semblaient guère disposés à mourir de bon cœur pour la cause. Nombre d'Ukrainiens avaient même accueilli les Allemands à bras ouverts (ils le regretteraient par la suite, quand le racisme antislave du nazisme montrerait son vrai visage). Le souvenir des atrocités commises par les soviets encore frais dans leur esprit, les Biélorusses et les Russes préféraient se rendre ou fuir plutôt que de mourir pour la patrie. On compta bien quelques résistants, qui étaient souvent de fervents partisans, mais beaucoup pensaient que l'Union soviétique avait entamé sa lente et violente agonie aux mains des Allemands.

Le 7 novembre 1941, pour le 24e anniversaire de la révolution russe, Staline a servi un nouveau discours aux troupes de l'Armée rouge rassemblées à Moscou avant de partir au front (alors distant de moins de cent kilomètres de la place Rouge). Lénine, le bolchevisme et l'État soviétique y cédaient cette fois la place à la « Sainte Russie » et à ses héros de l'époque impériale : Alexandre Nevski, vainqueur des armées suédoises et germaniques en 1240 et 1241, respectivement ; Dimitri Donskoi, qui avait repoussé les hordes tartares à Koulikovo en 1380 ; Kouzma Minine et Dmitri Pojarski, libérateurs de Moscou lors de l'invasion polonaise en 1612 ; Alexandre Sourovov, qui avait combattu les Prussiens, les Polonais, les Turcs, les Français et les rebelles russes à la fin du XVIIIe siècle ; et Mikhaïl Koutouzov, le héros de Borodino, qui avait défait l'armée de Napoléon durant l'invasion de 1812. Lorsque les troupes allemandes marchaient sur Moscou, Staline ne s'est donc pas tourné vers « l'Homme soviétique », mais, ce qui est très révélateur, vers la Mère Russie, qui leur a concédé la victoire. Les Russes ne l'ont toujours pas oublié, bien que l'histoire russe prête souvent à controverse.

La position actuelle de la Russie envers l'Ukraine et son annexion de la Crimée sont inexcusables, tout comme le soutien qu'elle apporte aux séparatistes abkhazes et ossètes en Géorgie, ou l'invasion et l'occupation de ce pays par l'armée russe. Mais, en matière de relations internationales, c'est la troisième loi de Newton qui s'applique : toute action entraîne une réaction opposée de force égale. On cite souvent cette célèbre phrase de George Santayana : « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter. » Mais qu'en est-il de ceux qui ne savent rien de leur histoire, ni de celle des autres ? Les Américains semblent avoir -- consciemment ou non -- à cœur la théorie de la « fin de l'Histoire » chère à Francis Fukuyama : selon lui, les démocraties telles qu'on les trouve aux États-Unis et en Europe représentent l'expression ultime de l'idéal humain, et le reste du monde n'a plus qu'à suivre l'exemple.

Si une telle théorie était encore plausible après la chute de l'URSS, quand l'Amérique dominait le monde au début des années 1990, elle est aujourd'hui absurde. Pourtant, l'idée de nation d'exception reste ancrée dans l'esprit des Américains, toujours convaincus que la démocratie est un idéal universel. Mes réflexions sur la Seconde Guerre mondiale et ce qu'on appelle la Génération grandiose, celle qui a tant sacrifié pour parvenir à la victoire, me conduisent à me demander ce qui, de nos jours, pourrait pousser le peuple américain à sacrifier volontairement 13% à 20% de sa population pour protéger le pays. Rappelons-nous les émeutes liées au service militaire obligatoire, durant la Guerre de Sécession, ou l'isolationnisme qui prédominait durant la Seconde Guerre mondiale. Je n'ai pas de réponse à cette question, mais je sais en revanche ce qui a poussé les Russes à consentir à un tel sacrifice, même au nom d'un gouvernement despotique et impopulaire : la Mère Russie. L'Occident a peut-être oublié cette leçon, mais une chose est claire : la grande majorité des Russes n'oublieront pas l'absence de nos dirigeants à cette commémoration solennelle.

Malgré tout le respect que je vous dois, permettez-moi de vous dire que vous vous êtes trompé, M. Fukuyama : nous ne sommes pas une période post-historique. Le peuple russe connaît l'Histoire de son pays. Pouvons-nous, nous en dire autant ?

Ce blogue, publié à l'origine sur Le Huffington Post (États-Unis), a été traduit par Maëlle Gouret pour Fast for Word.

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