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De la matière pensante

Pour moi, enseigner la philosophie, c'est aider mes étudiants à comprendre qui ils sont en leur permettant de retracer l'origine de ce qu'ils croient être «leurs» idées, valeurs et opinions auxquelles ils adhèrent parfois même sans s'en rendre compte.
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Ce billet de blogue est un texte tiré de l'essai Je veux être un esclave!, publié aux éditions Poètes de brousse.

Pour moi, enseigner la philosophie, c'est aider mes étudiants à comprendre qui ils sont en leur permettant de retracer l'origine de ce qu'ils croient être «leurs» idées, valeurs et opinions auxquelles ils adhèrent parfois même sans s'en rendre compte.

J'aime leur démontrer, à travers toutes sortes d'exemples, qu'ils parlent le grec ancien sans le savoir de par les mots qu'ils utilisent, qu'ils sont idéalistes même s'ils n'ont jamais lu une page de Platon ou qu'ils partagent une représentation dualiste de l'être humain, bien que la plupart du temps ils ne connaissent même pas le sens de ce mot.

L'étudiant qui entre au cégep aime parfois projeter l'image d'un être dont la pensée est déjà arrêtée, parfois blindée. Il est fier de montrer qu'il a du caractère, qu'il possède ses propres opinions et que celles-ci, à l'image de sa personnalité, sont originales, personnelles, inédites et pourquoi pas révolutionnaires!

Mais cet étudiant, comme je le dis souvent, est un chantier de construction. À partir des matériaux qu'il a hérités de ses parents, de son éducation et de son environnement lorsqu'il était enfant, il doit maintenant choisir ceux qu'il rejettera ou conservera, quitte à les recycler, afin de construire sa nouvelle demeure. En fait, il en est à l'étape du ménage, du tri où il a à décider des valeurs et conceptions du monde qui dorénavant feront partie intrinsèque de son nouveau moi.

Un très gros chantier donc, entouré de plusieurs cônes orange et d'une pancarte sur laquelle il est écrit : «Ne pas déranger, être humain en reconstruction!»

En se penchant sur des penseurs qui ont grandement influencé notre manière de voir le monde, de penser et d'agir, les cours de philosophie aident les étudiants à comprendre que les idées ne tombent pas du ciel, qu'elles ont une histoire, qu'elles ont été, ou le sont encore, le reflet d'une époque. Ainsi, le fait de retracer et d'entrer en contact avec ce que d'autres ont pensé bien avant eux leur donne une merveilleuse leçon d'humilité, tout en leur permettant de mettre de l'ordre dans leurs idées et peut-être, qui sait, d'en avoir de nouvelles.

Il m'arrive de cogner sur le pupitre que j'ai devant moi tout en «lui» posant la question: «Allo! Est-ce que ça pense là dedans?»

Matière grise

Dans le deuxième cours de philosophie qu'ils ont à suivre au cégep et qui porte sur les différentes conceptions de l'être humain, j'aime bien leur poser la question suivante avant de leur parler de Descartes, de Rousseau ou de Nietzsche:

Quels sont ceux dans cette classe qui croient que la matière peut penser?

La plupart du temps, aucun étudiant n'ose lever la main. Parfois un, mais jamais plus. Pour eux, c'est évident, la matière, qu'ils associent et réduisent à la table ou au bureau qu'ils ont devant eux, ne peut penser. Histoire de rigoler un peu, il m'arrive de cogner sur le pupitre que j'ai devant moi tout en «lui» posant la question: «Allo! Est-ce que ça pense là dedans?»

En fait, si aucun étudiant n'a osé appuyer ma proposition voulant que la matière puisse penser, c'est qu'ils sont cartésiens sans le savoir ou encore de bons croyants qui s'ignorent. À tout le moins, ils partagent cette conception dualiste de l'être humain où on retrouverait d'un côté un corps mortel, imparfait et périssable et de l'autre côté l'esprit ou l'âme considérée comme immatérielle, immortelle. Cette conception idéaliste de l'être humain est en fait vieille comme le monde. Elle a été défendue par de nombreux philosophes en plus d'être au cœur et même au fondement des grandes religions monothéistes comme le christianisme.

Et si l'être humain n'était que matière? Mais pas n'importe laquelle! Une matière qui a atteint un degré de très grande complexité à laquelle sont venus s'ajouter la vie, un système nerveux central, un cortex cérébral riche en neurones et en connexions synaptiques, quelques aires spécialisées comme celles de la mémoire et du langage, en plus de tout cet univers symbolique qu'est la culture qui doit être assimilée par cette matière grise à l'intérieur de cet organisme vivant qu'est l'homme pour que puisse émerger ce qu'on appelle la pensée...

Mais pourquoi se contenter d'une vision aussi terre à terre qui réduit l'être humain à un pauvre organisme vivant qui naît, vie et disparaît à tout jamais? Il est tellement plus réconfortant pour notre ego de croire que nous possédons un statut particulier sur terre, que nous avons été créés à l'image et à la ressemblance d'un certain Créateur qui nous a donné une âme éternelle et la raison de laquelle peut jaillir une infinité de pensées dont certaines poussent l'audace jusqu'à remettre en question son existence.

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