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Haïti: dire «ces choses-là»...

Chez nous, des gens meurent de faim ou assassinés, et puis... c'est le quotidien. Une fatidique normalité des choses. À tout cela, l'Haïtien s'ajuste, il s'adapte et trouve les moyens d'exister.
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La plupart d'entre nous observent avec une certaine distance la situation en Haïti. Coincés dans nos rôles de spectateurs impuissants, nous sommes souvent frustrés de n'avoir que les paroles de notre conscience pour parler de ces «choses-là». Des choses innommables... parfois tellement sombres que même les mots les plus subtils n'arrivent pas à en restituer toute la monstruosité.

Un rédacteur du quotidien Le Nouvelliste exprimait justement son inconfort envers ce qui se passe actuellement dans le pays. Son article intitulé Ce n'est plus une affaire de fusils aurait pu facilement servir de préface à un roman de Stephen King, tant l'atmosphère est devenue lugubre. Pourtant, il faut le prendre au mot, car effectivement ce n'est plus une affaire de fusils. Ce n'est plus une affaire de morts ou de cadavres... ce n'est plus une affaire de vols, de viols, de meurtres ou d'assassinats. Ce n'est même plus une affaire politique, économique ou sociale. C'est devenu tout simplement une affaire d'humanité!

Nous vivons présentement une telle banalisation de la vie dans tout ce qu'elle a de plus sacré et de plus légitime, une totale déshumanisation de l'être humain, qu'il est difficile de reconnaitre l'espèce mutante que nous sommes en train de devenir. La sauvagerie, le cynisme et l'intelligence diabolique en filigrane de ces actes dépassent l'entendement. Qu'on ne s'y méprenne pas, il ne s'agit pas seulement de l'insécurité et de la violence fulgurante de ces dernières semaines. C'est encore bien plus profond et plus grave que cela. C'est une crise sociétale endémique qui nous transforme littéralement en des monstres avides de pouvoir, d'argent, de sexe et de vies humaines. Encore plus monstrueux, c'est le fait de constater que cela n'étonne et n'indigne presque plus personne. Cela ne semble alerter que quelques esprits révoltés qu'on pourrait qualifier d'illuminés ou tout simplement pas habitués à ce genre de choses. Chez nous, des gens meurent de faim ou assassinés, et puis... c'est le quotidien. Une fatidique normalité des choses.

À tout cela, l'Haïtien s'ajuste, il s'adapte et trouve les moyens d'exister... de subsister. Il se résigne et ne fait rien de réellement concret pour renverser cette situation. Il ne résiste pas, il accepte ce qui est souvent considéré comme les voies du destin. On s'arrange tout simplement pour ne pas être la prochaine victime. Juste prendre ses précautions. Ne pas circuler trop tard le soir, éviter certaines zones dites chaudes ou «rouges» pour reprendre le jargon des «étrangers-expatriés» qui, eux-aussi, trouvent les moyens de s'inventer une certaine normalité dans ce chaos auquel la plupart se croient étrangers. Il faut avoir bon pied bon œil. Prêt à détaler au quart de tour. Prompt et agile à se mettre à plat ou à l'abri au premier coup de feu. Décamper et vider les lieux à la première panique. C'est ça le mode d'emploi de la vie à l'Haïtienne. Chacun se dit que tant que «ces choses-là» n'arrivent qu'aux autres, à quoi bon en faire des drames personnels. On apprend à se détacher, à être résilient et savoir tourner la page. Après tout, il ne faut pas se mêler des affaires des autres. Sinon on ne survivra pas. D'ailleurs, n'avons-nous pas tous nos propres drames, nos propres problèmes et nos propres malheurs? Pourquoi alors en rajouter?... L'égocentrisme est à son zénith!

En ces moments de trouble, nous avons tous la responsabilité morale d'approfondir les réflexions pour trouver des solutions et attaquer le problème de front. Nous avons peu d'influence sur ce qui se passe ailleurs dans le monde. Mais chacun de nous Haïtiens, jusqu'à une certaine limite, a une influence certaine (bonne ou mauvaise) sur ce qui se passe dans notre pays. Il faut non seulement essayer de dire les choses mais aussi tenter de les comprendre. Il faut surtout essayer d'exprimer ce que d'autres cherchent à ignorer par peur, par crainte, par égoïsme, par honte. Plusieurs parlent ouvertement de ce malaise sociétal qu'est le nôtre. Mais hélas, combien continueront à prendre ce risque et à quel prix? Dois-je énumérer le nombre de travailleurs de la plume ou du micro, tombés parce qu'ils ont simplement osé parler de «ces choses-là»? Certains de nos intellectuels sont tellement embués dans leur perversion narcissique et leur égoïsme qu'ils évitent ces sujets et choisissent volontairement de parler que de leur «petit soi-même», du beau temps pendant que la faim tenaille les entrailles dans le Nord-Ouest, le choléra fait rage dans l'Artibonite, les cadavres s'accumulent indéfiniment à Cité-Soleil et dans les rues de Port-au-Prince. Nous sommes unanimes à affirmer que notre société est décadente, mais une infime minorité prend la peine de préciser en quoi consiste cette décadence et comment essayer de la juguler.

Encore une fois, nous sommes à la croisée des chemins. Dans un imbroglio politico-électoral quasiment sans précédent, à la veille d'une implosion sociale aux conséquences imprévisibles. On ne peut plus continuer à faire semblant et ignorer nos endémiques inégalités sociales et se dire qu'un jour tout ira mieux. Cette situation n'est pas un accident, c'est le point culminant d'une dynamique déstabilisatrice et d'un déséquilibre profond établi dans le pays depuis bien des décennies dont on pouvait lire les signes annonciateurs et prévenir les conséquences. Mais, hélas, chez nous, on parle peu de ces «choses-là». Qui sait? Peut-être qu'un jour, avec le temps, nous finirons par comprendre aussi et, alors, il nous sera plus facile de faire comme d'autres et parler du beau temps, de la bourde de Steve Harvey ou du dernier spectacle de Ruthshelle. En attendant, nous devons avoir encore assez d'humanité pour nous indigner et nous empêcher de nous accommoder à cette lente hécatombe. Nous ne devons plus accepter en silence cette tragique descente aux enfers consentie par l'insouciance quasi généralisée d'une société hystérique, passive et irréaliste.

Ces «choses-là», nous ne pouvons pas en parler avec sérénité et intelligence, nous devons les crier et les cracher à la face du monde. Ce monstre, cette chimère à plusieurs têtes qui nous consume de partout, se nourrit surtout de notre carence d'humanité, mais aussi de notre manque de loyauté. Loyauté envers nos principes, nos valeurs, nos croyances, nos idées, nos engagements... bref, loyauté envers nous-mêmes Haïtiens. Nos élites ont perdu ce sens profond de la loyauté et cet esprit d'engagement envers nos valeurs morales d'antan. Dans la culture nippone, on appelle cela le «Yamato-Damashii», c'est la signification même de «l'esprit japonais» et tout ce qu'il exprime comme loyauté envers la cause japonaise. En mal de repère dans ces périodes difficiles et à la suite du 1er janvier, jour de l'indépendance nationale, nous autres Haïtiens devrions peut-être nous inspirer de cela comme modèle. Notre hymne national, la Dessalinienne, nous convie aux sacrifices les plus ultimes pour cette Patrie. Mais il ne suffit pas de clamer cette allégeance, il faut aussi et surtout la prouver par des actes.

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