Il y a quatre ans, en octobre 2010, je publiais un papier dans Regard critique, le journal des hautes études internationales de l'Institut québécois des hautes études internationales de l'Université Laval, intitulé : Le Yémen, une poudrière à surveiller. (http://www.psi.ulaval.ca/fileadmin/psi/documents/Documents/Publications/REGARDCRITIQUE_oct2010_.pdf)
Dans cet article, j'évoquais les faiblesses de l' «Arabie heureuse» (c'est ainsi qu'était présenté le Yémen dans l'Antiquité), laissant suggérer la déliquescence de l'état yéménite : présence de groupes terroristes dont Al-Qaïda, guerre civile larvée, revendications chiites contre la majorité sunnite qui accapare le pouvoir, système tribal massif (fait historique qui a des conséquences sur des politiques globales de développement), pouvoir corrompu avec le Président Ali Abdallah Saleh, double jeu dans la lutte contre le terrorisme, départ de Yéménites pour mener le djihad en Irak, etc.
Quatre ans plus tard, le diagnostic établi se vérifie, voire se renforce même avec la situation actuelle. Rappelons au passage que contrairement à de nombreux pays impliqués dans les Printemps arabes, le Yémen n'a fait l'objet que d'une couverture médiatique famélique, alors même qu'un processus révolutionnaire (ou tout du moins contestataire) était en cours dans le pays. De même, bien que cité dans quelques discours diplomatiques, le Yémen durant les Printemps arabes n'a pas été pris en considération par les dirigeants politiques occidentaux. Le cas yéménite aurait pourtant mérité une attention spécifique, ne serait-ce que pour le rôle joué par l'Arabie saoudite. Présentée souvent comme inactive sur la scène diplomatique, l'Arabie saoudite a joué habilement sa partition en permettant au Président Saleh de quitter le Yémen, sans être inquiété et encore moins jugé pour son exercice du pouvoir, et les dérives avérées auxquelles il s'est livré.
En d'autres termes, une puissance étrangère a confisqué à un peuple qui réclamait le changement la possibilité de juger son passé et de repartir sur des bases saines. Certains (grands !) optimistes ont vu le départ de Saleh comme la solution aux problèmes du Yémen alors qu'il n'en est qu'une infime partie. Et la situation ne fait qu'empirer désormais avec une année 2014 qui s'annonce assurément comme un tournant pour ce pays jeune, l'actuel Yémen n'existant que depuis 1990.
En raison d'une économie atone, affaiblie par l'insécurité manifeste dans le l'ensemble du pays (les attentats et enlèvements sont très fréquents), et ce en dépit de ressources énergétiques (pétrole principalement) conséquentes, d'un chômage chez les jeunes préoccupant alors que la part des moins de 15 ans représente plus de 40% de la population, le Yémen semble être un «État failli» souffrant désormais de puissantes luttes de pouvoir, créant ainsi une instabilité politique désastreuse.
Le pouvoir du président Abd Rabbo Mansour Hadi a déjà été fragilisé cet été après la reculade du gouvernement sur la hausse du prix des carburants (un quasi-doublement !). Des manifestations ont éclaté à Sanaa pour dénoncer cette mesure dans un pays où plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le but était par ce biais d'augmenter les salaires, mais cette mesure n'aurait au final touché qu'une petite partie des travailleurs yéménites, la plupart n'étant pas des salariés.
Le président Abd Rabbo Mansour Hadi, outre la gestion des manifestations et la lutte contre le désastre économique de son pays, doit parallèlement faire face à Al-Qaïda qui multiplie les attentats suicides contre les civils et les militaires, y compris à Sanaa (démontrant ainsi l'incapacité du pouvoir à assurer la sécurité dans la capitale), mais aussi face aux forces rebelles chiites du mouvement Ansaruallah qui ont affronté l'armée yéménite avec succès, s'emparant de postes stratégiques à Sanaa et dans le Nord du pays depuis le 21 septembre dernier.
Pourtant un accord de cessez-le-feu, avec présence d'un émissaire de l'ONU a été signé entre les deux parties ce même 21 septembre, mais il semble bien que dans les faits, l'accord profite avant tout aux Houtis (les hommes d'Ansaruallah) qui n'hésitent pas à accroître leur influence dans la capitale. Ils sont ainsi parvenus avec une étonnante rapidité à obtenir la démission du premier ministre Ahmed Awad Ben Mubarak le 9 octobre, soit deux jours après sa nomination ! C'est clairement un aveu de faiblesse pour le Président Abd Rabbo Mansour Hadi face au chef des rebelles chiites Abdel Malek Al-Houthi, dont les hommes contrôlent la radio d'état et assiègent les structures militaires de la capitale.
L'annonce d'un nouveau premier ministre, en l'occurrence Khaled Bahad (ex-ministre du Pétrole) le lundi 13 octobre peut-elle augurer une accalmie ? On peut légitimement en douter, car les rebelles chiites semblent adopter une stratégie expansionniste en cherchant à contrôler les gisements pétroliers et le détroit de Bab Al-Mandeb, pour le moins stratégique puisqu'il est la porte d'entrée sud de la Mer rouge... Enfin, si l'expression doit être utilisée avec précaution, ne peut-on pas voir dans l'affrontement sanglant entre Al-Qaïda, d'obédience sunnite, et le mouvement Ansaruallah, une guerre de religion, en plus d'un conflit géostratégique ?
La situation n'est pas perdue pour autant, mais le Yémen ne peut s'en sortir seul. Des aides extérieures doivent être mises en place, au niveau régional via une sécurisation des frontières avec l'Arabie saoudite principalement, et au niveau international via une action massive des Nations unies pour endiguer la misère actuelle, et la très prochaine crise humanitaire, qui existe sans doute déjà.
Mais rien ne se fera sans une impulsion politique forte, des États-Unis et des pays arabes. À l'heure où tous les regards se portent sur la Syrie et l'Irak avec Daech pour des raisons évidemment compréhensibles, négliger la problématique yéménite reviendrait à laisser s'embraser une région qui n'en a pas besoin. Il en va de l'avenir du Yémen et de sa population, et de la sécurité de nombreux pays proches et lointains.
Déjà mis en échec dans leurs interventions en Afghanistan, en Irak et en Libye, les Occidentaux se doivent d'être proactifs afin d'éviter d'apparaître aux yeux du monde comme des puissances fragiles, incapables d'agir rapidement, et laissant des situations géopolitiques dégénérer.
À VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST