Au premier cours de philosophie, je demande à mes étudiants ce qu'ils viennent faire ici dans cette salle de classe; pourquoi ils sont ici; pourquoi ne sont-ils pas plutôt chez eux à faire autre chose que venir assister à un cours de philosophie. La plupart sont incapables de répondre. Je me permets de rire d'eux, afin de les provoquer, en leur disant qu'ils ne savent pas ce qu'ils font! Ils ne paraissent pas maîtres d'eux-mêmes et automnes malgré qu'ils soient de jeunes adultes.
Au-delà de l'obligation de suivre un cours de philosophie, insistais-je alors, pourquoi le législateur les contraint à suivre des cours (trois) de philosophie? Soudain, la lumière apparaît, certains avancent cette réponse : pour apprendre. Quelle est donc la valeur, je demande ensuite, que sous-tend l'apprentissage? Un étudiant lance alors : l'éducation ! À chaque fois, j'ai l'impression de faire comme Socrate qui se disait «accoucheur» des esprits de ses interlocuteurs.
Les étudiants assistent donc à leurs cours parce qu'ils chérissent la valeur de l'éducation. Pourquoi dès lors tant chérir l'éducation? Quel est le sens de l'éducation? Quel est son but, sa direction? «Questions philosophiques!», leur dis-je, «... parce que la philosophie s'intéresse en toute priorité aux questions de sens. Le sens est viscéral à un être humain, et c'est faire injure à son intelligence que de le priver de sens.»
Je pose aujourd'hui à mes lecteurs la même question qu'à mes étudiants : qu'est-ce qu'éduquer? Pourquoi éduquer? Il existe un grand nombre de définitions de l'éducation. (J'invite le lecteur à consulter la bible en éducation, le Dictionnaire actuel de l'éducation de Renald Legendre). Pour ma part, j'aime n'en tenir à la définition littérale du mot latin educare, mener au bien (ducere : conduire ; care: prendre soin, élevé). La question devient dès lors celle du sens à donner au bien auquel le pédagogue doit conduire l'enfant ou le jeune adulte. Là-dessus, on comprendra volontiers que les avis divergent.
Or, au Québec, l'éducation menant au bien est bien circonscrite. L'éducation est calquée sur la définition que le philosophe américain John Dewey (1859-1950) en a donné : «...l'éducation est une fonction sociale qui assure le développement des êtres non parvenus à maturité en les faisant participer à la vie du groupe auquel ils appartiennent.» (Démocratie et éducation, chapitre VII, publiée en 1916). Donc, selon Dewey - ce qu'il désigne par ailleurs comme étant la conception « progressiste » de l'éducation -, l'éducation est foncièrement de nature sociale, démocratique en l'occurrence, puisque nous qui vivons comme Dewey dans une démocratie. Éduquer ne vise pas tant à former des personnes pour elles-mêmes, mais de bons citoyens. C'est l'éducation à la citoyenneté qui, aujourd'hui, a le vent dans les voiles. Ainsi, selon la définition progressiste de Dewey, le bien auquel doit parvenir l'étudiant est le bien social; bref, le bien commun. C'est là, soi-disant, une « richesse collective » que l'État doit assurer et protéger, tout comme il doit protéger les richesses naturelles que recèle le sol québécois. Ce bien est un savoir-faire, et non pas tant un savoir comme tel.
«En fait, le but de l'éducation, selon Hannah Arendt, c'est la formation de l'homme en vue de son plein épanouissement comme personne, c'est-à-dire en vue de son bonheur.»
Dans ce contexte pédagogique, le professeur détient lui aussi des savoir-faire bien plus que des savoirs. La pédagogie devient dès lors une science de l'enseignement en général; une sorte de réservoir d'outils permettant d'enseigner n'importe quelle matière, n'importe quel contenu. Le professeur devient alors une sorte d'expert, de technocrate du savoir-faire.
L'éducation progressiste n'est pas, tant s'en faut, partagée par tous. Par exemple, la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975), s'est faite la défenseure d'une éducation « conservatrice » dans son grand essai La crise de l'éducation (1954). Selon elle, l'éducation doit protéger et conserver l'enfant ou le jeune adulte de ce qu'il n'est pas encore, à savoir une personne adulte. En fait, le but de l'éducation, selon Hannah Arendt, c'est la formation de l'homme en vue de son plein épanouissement comme personne, c'est-à-dire en vue de son bonheur. L'éducation « conservatrice » doit donc conduire à quoi ? Au bonheur.
Or, l'éducation sociale ou progressiste, qui a cours aujourd'hui, a rejeté le bonheur comme fin ultime de l'être humain. L'éducation « conservatrice », elle, veut réhabiliter cette donnée fondamentale. Ce n'est pas le bien de la société que vise l'éducation conservatrice, mais le bonheur définit comme épanouissement d'un être humain en tant que personne singulière. L'être humain n'est pas un être social, un être « collectivisé ». Ce n'est pas qu'un « numéro » parmi d'autres, un simple « objet » plus ou moins semblable aux autres. C'est un être unique, original, singulier.
Il est vrai, par ailleurs, que le jeune entre en relation avec d'autres comme lui, tout aussi unique, original et singulier. C'est dans ses rencontres qu'il se forme et se transforme. L'être humain est un être relationnel. C'est cela que l'éducation doit assurer et protéger.
Je laisserai le mot de la fin à John Lennon qui, dans cette citation de lui, avait tout compris. « Quand j'étais petit, ma mère m'a dit que le bonheur était la clé de la vie. À l'école, quand on m'a demandé d'écrire ce que je voulais être plus tard, j'ai répondu "heureux". Ils m'ont dit que je n'avais pas compris la question, je leur ai répondu qu'ils n'avaient pas compris la vie.»
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