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Péage sur le pont Champlain: que disent les économistes?

Il est difficile de trouver du côté de la science économique des arguments en faveur d'un péage pour l'usage du pont Champlain. Une telle mesure trouve davantage d'appui dans les sciences comptables et dans les visions politiques minimisant le rôle de l'État dans la poursuite du bien public.
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L'instauration d'un péage sur le nouveau pont Champlain a soulevé bien des passions au cours des dernières années et il est bien possible que cette question refasse surface d'ici le parachèvement, prévu pour décembre 2018, de cette infrastructure de 4,2 milliards $.

Il est étonnant en un sens que cette question soit d'actualité. Au cours du Moyen-Âge et jusqu'au milieu du XXe siècle, les péages sur les routes, les ponts et les cours d'eau ont représenté un outil privilégié de financement pour les gouvernements et de profit pour les entrepreneurs privés. La prise de conscience que ces péages nuisaient à l'intégration des économies régionales ou nationales et qu'ils comportaient des coûts de collecte non négligeables a amené les décideurs publics un peu partout dans le monde à les abolir progressivement. Ce fut le cas pour le péage sur l'actuel pont Champlain en 1990. Le regain de popularité de cette forme de taxation s'explique sans doute par l'apparition de technologies électroniques qui rendent la collecte des péages plus souple et plus efficiente. Elle résulte aussi de la tendance, observable depuis les années 1980, à appliquer aux biens publics les principes de gestion des biens privés.

La science économique permet d'analyser la question des péages sous différents angles.

L'efficience du marché

Adam Smith a montré que, en situation de concurrence, le marché conduisait à la meilleure allocation des ressources. Pour cette raison, l'État doit se garder d'intervenir sur l'offre, la demande ou les prix. Ainsi, pour ne pas introduire de distorsions au libre fonctionnement du marché des déplacements entre l'île de Montréal et la Rive Sud, le gouvernement devrait soit ne pas imposer de péage au pont Champlain, soit introduire un péage uniforme sur tous les ponts.

Harold Hotelling a raffiné un peu l'analyse. Pour cet économiste néo-classique, l'efficacité économique maximale est atteinte si le prix de chaque bien ou service correspond à son coût marginal de production. Pour cette raison, l'accès à un pont doit être gratuit:

La manière efficiente d'exploiter un pont [...] - si on fait abstraction du faible coût marginal d'un usage additionnel - est de l'offrir gratuitement au public, pourvu du moins que son usage ne conduise pas à la congestion. Un pont gratuit ne coûte pas davantage à construire qu'un pont à péage, et coûte moins cher à exploiter ; mais la société, qui doit payer les coûts d'une façon ou d'une autre, obtient bien davantage de bénéfices si le pont est gratuit puisqu'il sera davantage utilisé[1]. (Traduction libre)

Pour Hotelling, la seule justification à un péage pour l'usage d'un pont serait d'empêcher une congestion excessive. Ce raisonnement est valable si le pont est unique. Dans le cas du pont Champlain, cet argument ne peut pas être invoqué puisque l'instauration d'un péage ne fera que déplacer ailleurs la congestion éventuelle. En effet, selon une étude réalisée par des experts britanniques, le détournement de la circulation provoqué par le péage au pont Champlain fera augmenter de façon notable la congestion déjà existante sur les ponts Victoria et Jacques-Cartier à l'heure de pointe[2].

Les externalités

Cecil Pigou, un des maîtres de Keynes, a montré que l'utilité d'une activité ou d'un projet ne doit pas être examinée uniquement sous l'angle de sa rentabilité interne. Cette évaluation doit plutôt se faire à partir de l'ensemble des bénéfices et des coûts qui en découlent non seulement pour les promoteurs et les usagers, mais pour l'ensemble de la société. Aussi faut-il tenir compte des externalités, soit des conséquences positives ou négatives d'un projet ou d'une activité sur les tierces parties. Pour Pigou, le péage est un instrument pour faire assumer les coûts des externalités négatives par ceux qui en sont la cause. La construction d'un nouveau pont génère certes des nuisances environnementales et contribue à l'étalement urbain. Cependant, dans le cas du futur pont Champlain, ces externalités négatives sont nulles à la marge puisqu'il s'agit de la reconstruction d'un pont existant.

Par ailleurs, l'imposition d'un péage au pont Champlain pourrait se traduire par une baisse d'achalandage qui aura pour effet de réduire les externalités positives qu'il génère. Celles-ci sont multiples. Au niveau microéconomique, les travailleurs et les entreprises profitent de réduction du temps et des coûts consacrés au transport. Pour leur part, les ménages gagnent une plus grande facilité d'accès aux services publics et privés offerts sur l'autre rive. Ces effets économiques et sociaux sont particulièrement importants dans le cas du pont Champlain. On estime en effet à 60 millions le nombre de véhicules qui l'empruntent à chaque année, ce qui en ferait le pont le plus achalandé au Canada.

Le développement régional

Montréal présente la plus forte concentration d'activités économiques à haute valeur ajoutée au Québec : sièges sociaux, services financiers spécialisés, universités, hôpitaux universitaires, centres de recherche, port, aéroport, événements culturels et sportifs de haut niveau, etc. Cette concentration permet de considérer Montréal comme un pôle de développement économique, une notion de base du développement régional proposée par François Perroux. Or, un pôle de développement économique est d'autant plus dynamique et en mesure de jouer un rôle moteur qu'il est bien relié et intégré à sa périphérie. Cette intégration est particulièrement importante entre Montréal et la Rive Sud puisqu'on retrouve chez celle-ci d'importantes artères de transport routier en direction du sud du Québec et de l'est du Canada et des États-Unis.

Un péage sur le pont Champlain constituera une friction nuisant à la fluidité et à la rentabilité des interactions entre la métropole québécoise et sa zone d'influence. Seuls en profiteront les services à vocation locale qui auront moins à souffrir de la présence de concurrents sur l'autre rive. En ce sens, le péage a un effet semblable à l'échelle régionale à l'imposition de barrières commerciales entre les États. Au contraire, en l'absence de péage, les deux rives peuvent se spécialiser en fonction de leurs avantages comparatifs. Selon la démonstration classique qu'en a faite David Ricardo, il en résulte une économie régionale plus efficiente et plus compétitive.

Autres approches

En janvier 2015, la section régionale de Montréal de l'Association des économistes québécois a tenu un débat sur le thème des péages comme mode de financement des infrastructures routières. Les échanges ont mis en évidence que le péage est un outil fiscal très efficace puisque peu ou pas exposé à la fraude et à l'évitement, et que, quand il s'agit d'un pont, les frais de perception sont minimes. Ils ont aussi fait ressortir que le péage peut être vu comme une modalité de financement équitable puisque ce sont les usagers et seulement eux qui défraient les coûts de construction et d'entretien d'un équipement dont ils sont les bénéficiaires. Cependant il est moins équitable que le principe utilisateur-payeur s'applique uniquement à ceux qui empruntent le pont Champlain. À moins que le même principe s'applique aux autres ponts, voire à l'ensemble du réseau routier, un péage équivaut à une taxation pure et simple de ceux qui n'ont guère de meilleurs choix que d'emprunter le pont Champlain. Les panélistes étaient d'avis qu'il était préférable d'envisager plutôt des systèmes de financement d'envergure régionale tels une taxe kilométrique ou des taxes sur l'essence ou sur les stationnements.

Conclusion

Il est difficile de trouver du côté de la science économique des arguments en faveur d'un péage pour l'usage du pont Champlain. Une telle mesure trouve davantage d'appui dans les sciences comptables et dans les visions politiques minimisant le rôle de l'État dans la poursuite du bien public.

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[1] The General Welfare in Relation to Problems of Taxation and of Railway and Utility Rates, Econometrica, 1938, Volume 6, numéro 3, p. 260.

[2] Marie-Maude Denis, Péage sur le pont Champlain : les autres ponts paieront en congestion, Radio-Canada, 15 septembre 2014. http://huff.to/1h0rZMw

Ce billet a aussi été publié sur Libres Échanges, le blogue des économistes québécois.

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