Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.
La croissance économique constitue probablement la fondation la plus essentielle de l'économie depuis la révolution industrielle - autant que de la très vaste majorité des écoles de pensée économique depuis David Hume et Adam Smith. La remettre en question équivaut à saper à la fois les fondements de notre économie et ceux de la manière de l'analyser et de la concevoir.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.
Alamy

La croissance économique constitue probablement la fondation la plus essentielle de l'économie depuis la révolution industrielle - autant que de la très vaste majorité des écoles de pensée économique depuis David Hume et Adam Smith. La remettre en question équivaut à saper à la fois les fondements de notre économie et ceux de la manière de l'analyser et de la concevoir.

Le principe est simple: année après année, la quantité de biens et de services produits dans l'économie augmente, à la fois dans sa totalité, mais aussi en moyenne pour chacun des habitants (croissance per capita). Schématiquement, trois phénomènes expliquent cette croissance continue:

1. l'augmentation de la population (plus de travailleurs produisent en quantité absolue davantage de biens et de services);

2. l'exploitation d'une quantité de plus en plus grande de ressources naturelles;

3. le progrès technique et technologique (des machines plus performantes permettent de produire davantage de marchandises pour un même effort dans un même délai).

Compte tenu du fait que nous vivons dans un monde fini aux ressources limitées, il tombe sous le sens que les deux premières causes de la croissance ne peuvent se développer indéfiniment. Un jour ou l'autre il y aura trop d'humains sur terre pour les nourrir et les ressources naturelles - qui sont pour la plupart non renouvelables - cesseront tout simplement d'être disponibles. En revanche, les progrès des sciences permettent le développement de nouvelles technologies de plus en plus performantes qui, lui, ne semble pas connaître de limites intrinsèques. C'est la raison pour laquelle le déterminant le plus important de la croissance économique est le progrès technique.

Tout ceci décrit la dynamique fondamentale de l'évolution du capitalisme depuis 200 ans. Une croissance exponentielle, en moyenne, année après année, malgré les crises économiques (voir par exemple ce graphe). Cependant, il ne s'agit pas là du fin mot de l'histoire: l'économie telle que nous la connaissons ne peut se passer de croissance, car son organisation repose entièrement sur cette dynamique. Les entreprises cherchent, année après année, à réaliser davantage de ventes au meilleur coût possible. Elles doivent donc inéluctablement chercher à développer leurs marchés et/ou à réduire leurs coûts.

Donc: d'une part, l'économie doit accroitre le niveau de consommation année après année et, d'autre part, diminuer les coûts de production, notamment par le développement de technologies plus performantes (augmentant la productivité des travailleurs) ou en délocalisant la production sous des cieux où les coûts de mains-d'œuvre sont moindres. La première dynamique se heurte à un monde fini - la consommation ne peut s'accroitre indéfiniment. De fait, elle carbure essentiellement grâce au crédit, depuis une quarantaine d'années. Dans le deuxième cas, toujours parce que nous habitons un monde fini, il ne sera éventuellement plus possible de réduire les coûts de production - en grande partie parce que ceux-ci reposent sur un «super-intrant»: le pétrole.

L'énergie - mais le pétrole en particulier - est à la base de l'ensemble de l'activité économique mondiale. Presque tous les biens et services que nous consommons dépendent du pétrole d'une manière ou de l'autre. Dans son livre La fin de la croissance, l'économiste canadien Jeff Rubin rappelle qu'aux États-Unis, par exemple, plus du deux tiers du pétrole utilisé sert au transport (p. 212). Le pétrole constitue ainsi un coût à la production de presque tous les biens et services de nos économies - d'où son qualificatif de «super-intrant».

Or, il s'agit là, comme on le sait, d'une ressource non renouvelable. Un jour, prochain, il n'y aura tout simplement plus de pétrole disponible sur la planète. C'est donc l'ensemble de l'économie mondiale qui est menacée par l'éventuelle pénurie de pétrole. En réalité, avant même l'avènement de cette pénurie, les prix élevés du pétrole suffiront à déstabiliser les fondements mêmes de l'économie mondiale et de sa dynamique profonde. Jeff Rubin précise: «La relation est directe: la croissance économique est fonction e la consommation d'énergie, un point c'est tout» (p.39-40). Poursuivant la réflexion de son best-seller Demain un tout petit monde: comment le pétrole entrainera la fin de la mondialisation (Hurtubise, 2010, 394 p.), cet ancien économiste en chef de la Banque CIBC imagine dans ce nouvel ouvrage les conséquences d'un monde sans pétrole, c'est-à-dire une économie sans croissance.

Le billet se poursuit après la galerie

10. Pays-Bas: 40 973 dollars

Les pays les plus riches du monde par habitant

Essentiellement, l'équilibre de l'économie internationale - et des relations d'influence et de pouvoir géopolitique - sera grandement chambardé à court terme. Les importations de marchandises à faible coût que nous connaissons présentement - cette quantité grandiose de biens que nous importons d'Asie qui produits à faibles coûts - cesseront tout simplement d'exister à moyen terme, car les prix élevés de l'énergie (ou la pénurie pure et simple de pétrole) en rendront le commerce beaucoup trop couteux. Ce qui est depuis 200 ans un «cercle vertueux», du moins en apparence, deviendra un cercle vicieux: les coûts élevés du super-intrant qu'est le pétrole (en fait, l'ensemble de l'énergie fossile, gaz et charbon y compris) ralentissent déjà la croissance économique - pour Rubin il s'agit du facteur clef de la crise économique que nous traversons depuis 2008 - et donc notre enrichissement collectif et individuel, ce qui a, à son tour, une incidence négative sur la consommation, qui ralentira encore plus la «vitesse» de l'économie.

Cette réalité, pour Jeff Rubin, est inéluctable: nous entrons présentement dans un monde sans croissance économique. Ce que nos économies ont connu depuis 200 ans ne se reproduira plus. Il s'agit donc de s'y préparer, dès maintenant. Cela implique des changements radicaux dans nos manières d'organiser la vie économique: «La fin de la croissance n'entraînera pas nécessairement l'extinction de la société de consommation telle que nous la connaissons, mais elle pourrait nous obliger à être davantage à l'écoute d'un monde de plus en plus restreint» (p. 273). Moins de consommation - ou plutôt une consommation différente, mais aussi une organisation de la production radicalement repensée: le commerce international coûtant trop cher, nous devrons redévelopper notre secteur manufacturier local tout en acceptant de moins consommer, donc de ne plus nous enrichir.

Penser notre monde sans croissance économique va tellement à l'encontre des idées reçues - des économistes, des industriels, des financiers comme des politiciens - que c'est un changement radical des fondements de notre pensée économique qui doit s'opérer. C'est ce que Jeff Rubin propose, mais aussi, de manière plus explicite et étoffée, John Michael Greer dans La fin de l'abondance: l'économie dans un monde post-pétrole. S'il partage avec Rubin les mêmes prémisses - celle de la fin du pétrole et de la croissance économique - il propose néanmoins une critique plus radicale, à la fois de la pensée économique, telle que nous l'avons héritée de Adam Smith, et du système économique. Dans le premier cas, on reste sur notre faim - en réalité, Greer ne fait que reprendre les thèses principales du best-seller de E. F. Schumacher Small is beautiful (1973).

En revanche, sa critique de l'organisation de notre économie et, surtout, ses propositions pour nous préparer à un monde post-pétrole et sans croissance économique sont beaucoup plus originales et audacieuses que celles présentées par Jeff Rubin. L'idéologie de la croissance économique infinie, rendue possible par la disponibilité de l'énergie à bas prix pendant 200 ans n'est plus viable, certes, mais en plus elle est à la base même de la destruction de ce qu'il appelle, après Schumacher, l'«économie primaire», c'est-à-dire l'exploitation des ressources naturelles que rend possible l'«économie secondaire», la production de biens et de services. Il développe, par exemple, plusieurs solutions pour favoriser l'économie de proximité, une partielle auto-suffisance alimentaire, être plus autonome face à l'économie-monde, voire même mettre en place une refonte profonde de nos systèmes de fiscalité - l'État, soulignent les deux auteurs, ne sera plus en mesure d'offrir les programmes sociaux tels que nous les connaissons.

Cependant, ce changement de mentalité, de vision du monde, n'est pas pour demain, conclut Greer: «Les limites à la trajectoire de croissance matérielle infinie de la civilisation industrielle sur une planète finie sont clairement visibles à l'horizon depuis quatre décennies. Pendant cette période, un paradoxe remarquable s'est développé. Plus nous nous approchons des limites de la croissance, plus ces limites affectent clairement nos vies et plus l'évidence que notre trajectoire actuelle nous conduit dans le mur de briques, moins la plupart des gens dans le monde industrialisé semblent capables d'imaginer une solution de rechange à l'ordre des choses actuel d'ici l'impact final» (p. 221).

C'est que nous sommes à ce point incapables de concevoir un monde sans croissance économique que nous refusons de l'envisager. Nous faisons confiance, consciemment ou non, à la technologie pour nous en sortir - puisque le développement technique a été à la base de la croissance économique depuis la révolution industrielle. On a même inventé un mot pour désigner cette croyance aveugle: sont «cornucopiens» (terme forgé sur celui de «corne d'abondance») ceux qui croient que la technologie nous permettra de créer une croissance économique éternelle puisqu'elle permet toujours une plus grande efficacité dans la production.

Le billet se poursuit après la galerie

14. Les sables bitumineux du fleuve Orinco au Venezuela

Les pires projets énergétiques, selon Greenpeace

Mais ces cornucopiens rêvent en couleur, nous dit Jeff Rubin: il y a bien une limite à l'augmentation de l'efficacité de la production, car celle-ci repose sur les super-intrants que sont les énergies fossiles. Or, nous en sommes, présentement, à exploiter des formes d'énergie fossile de moins en moins productives - de moins bonne qualité - nommément les sables bitumineux (au Canada), le gaz et le pétrole de schiste (aux États-Unis) et le charbon à faible rendement (en Chine). Le coût d'extraction et d'exploitation de ces énergies ne peut être qu'exponentiel étant donné leur qualité médiocre. Le développement technologique ne pourra pas indéfiniment pallier à cette mauvaise qualité de l'énergie - sans compter leur impact écologique désastreux.

En revanche, suggère Greer, les technologies dites «intermédiaires» (il reprend là aussi une idée de Shcumacher) - c'est-à-dire peu complexes, faciles à utiliser localement (notamment dans les pays ou régions «en développement») et peu coûteuses en énergies constituent un élément essentiel du renouvellement de la base manufacturière, inévitable pour affronter ce monde sans pétrole ni croissance économique.

Loin d'être pessimistes, les deux auteurs considèrent que la fin de la croissance économique sera peut-être ce qui sauvera la planète - à la fois au plan écologique, mais aussi politique. Si le ralentissement économique est «le moyen le plus efficace de réduire les GES [gaz à effet de serre]» selon Rubin (p. 315), les deux auteurs concluent que ce ne sont pas des changements mineurs ou de degré que nous devons entreprendre, mais une réorganisation radicale de notre système économique. Si nous ne nous y préparons pas dès maintenant, c'est tout simplement le système économique lui-même qui nous y obligera - plus précisément: son effondrement. L'utopie d'une croissance infinie dans un monde fini tire bel et bien à sa fin; à nous de voir si nous désirons collectivement nous préparer à ce nouveau incertain et radicalement différent du nôtre.

Fukushima, un an après

La fin de l'abondance: l'économie dans un monde post-pétrole (Écosociété, 2013, 235 p., ISBN 978-2-89719-054-5, 25,00$).

La fin de la croissance, par Jeff Rubin (Hurtubise, 2012, 374 p., ISBN 978-2-89723-028-9, 25,95$).

Tous les dimanches (ou presque), Ianik Marcil propose une recension critique d'essais de sciences humaines et sociales ou de philosophie pour mieux nous aider à décoder notre monde et ses défis - et réfléchir aux solutions qui s'offrent à nous.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.