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Nous ne sommes jamais sortis de la guerre froide

Et si tout ce qu'on nous a raconté sur la fin de la guerre froide était faux? Avec le conflit en Ukraine, et les tensions ravivées entre Washington et Moscou, les observateurs de tous bords évoquent une nouvelle guerre froide. Les antirusses se lèchent les babines, tandis que les pacifistes n'osent même pas envisager les conséquences d'un nouveau conflit.
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John Feffer est directeur de Foreign Policy in Focus. Il est également blogueur sur la version américaine du HuffPost.

En 89, on a eu l'impression que la guerre avait cessé.

Les hostilités avaient traîné en longueur pendant cinq décennies et les deux blocs étaient impatients de passer à autre chose. Il y avait bien eu des pauses, et même une détente ou deux, mais cette trêve semblait être permanente. Bien sûr, les tensions n'ont pas cessé en 89 et il y a eu quelques escarmouches. Mais, par miracle, la paix a tenu plus de 25 ans. Et puis, aussi vite qu'elle s'était installée, la trêve s'est évanouie en 15, et la guerre a repris là où elle s'était arrêtée.

Rassurez-vous, je ne prétends pas être devin. Je fais référence à 1389.

De 1389 à 1415, la Guerre de Cent Ans entre l'Angleterre et la France a connu une longue période d'accalmie, après une seconde trêve. Mais Henri V, qui détestait la paix, a ravivé les haines lors de la bataille d'Azincourt, en s'écriant: "Encore une fois à la brèche, chers amis!" (si l'on en croit Shakespeare). La guerre a duré quarante années de plus, jusqu'à ce que les Français boutent, une fois pour toutes, les Anglais hors de France.

Il est impossible de savoir combien de temps durera une guerre

Quand la paix survient, à la surprise générale, nous voulons croire que les traités signés seront éternels, et que les ennemis d'hier seront les voisins irascibles, mais inoffensifs, de demain.

Hélas, les guerres sont semblables aux brûlures d'estomac, en ce sens qu'elles surviennent malgré toutes les cuillères de bicarbonate de soude. Les Vietnamiens s'imaginaient peut-être qu'ils étaient sur le point d'accéder à l'indépendance après avoir défait les Français à Diên Biên Phu en 1954. Les Afghans pensaient peut-être que le moment de l'autodétermination était venu quand la superpuissance soviétique s'est retirée du pays en 1989 (ou, d'ailleurs, quand les Britanniques en avaient fait de même en 1880). Hélas, les guerres s'évertuent à déjouer les pronostics.

Quand on prend un peu de recul, la guerre est d'ailleurs semblable à l'oxygène que nous respirons, tandis que la paix n'est autre que le bref intervalle pendant lequel nous retenons notre souffle, en espérant que tout va bien se passer.

Notre planète est aujourd'hui le théâtre de plusieurs conflits durables qui ne semblent pas prêts de s'arrêter. Le conflit de frontières qui fait rage au Moyen-Orient, conséquence directe de la désintégration de l'Empire ottoman, continue de sévir en Syrie, en Irak, en Israël et dans les Territoires palestiniens. Les conflits frontaliers en Afrique, déclenchés par la fin du colonialisme, font encore des victimes au Congo, au Soudan et en d'autres endroits du continent. Sans oublier ce terme absurde de "guerre contre le terrorisme" qui précède le 11-Septembre et perdurera des années encore.

A l'inverse, on nous répète sans cesse que la guerre froide est terminée

Je suis sûr que vous vous souvenez tous de ses funérailles. Nous avons assisté à la cérémonie, et gaiement fait la queue pour jeter une poignée de terre dans le trou. L'inscription gravée sur la pierre tombale -1946-1991- rappelait sa naissance à Fulton, dans le Missouri, sous les bons offices de Winston Churchill et de sa célèbre référence au Rideau de fer, puis sa longue agonie, qui s'était conclue par la dissolution de l'Union soviétique. Mais vous avez lu suffisamment de polars pour savoir que, pendant que vous dansiez sur sa tombe, le cercueil qu'on venait de mettre en terre était vide.

Les signes les plus évidents de l'annonce prématurée du décès de la guerre froide proviennent d'Asie. Depuis vingt ans, je suis obligé de souligner, dans chacun de mes articles sur la sécurité est-asiatique, que la guerre froide appartient peut-être au passé en Europe, mais qu'elle est toujours d'actualité dans la zone du Pacifique. Les partis communistes chinois, nord-coréen, laotien et vietnamien ont tous refusé de suivre l'exemple de leurs homologues européens et se sont accrochés obstinément, si besoin avec les ongles. La péninsule coréenne est toujours déchirée par deux idéologies irréconciliables, la Chine continentale et les États-Unis continuent de voir en l'autre un adversaire militaire, et la région est divisée en deux, avec la Chine et ses alliés d'un côté, et les États unis et leurs alliés de l'autre.

Le cercueil était vide pour la simple raison que la guerre froide n'avait absolument pas cessé sur la zone démilitarisée entre les deux Corées, dans le détroit de Taïwan, et en Mer de Chine méridionale.

Mais même en Europe, l'histoire officielle de la guerre froide a connu quelques accrocs. Pendant la détente des années 1970, Washington et Moscou étaient arrivés à un statu quo raisonnable grâce à des traités de réduction des armements, des ventes de blé, et des échanges culturels. Les experts étaient de plus en plus nombreux à souscrire à la notion de convergence, selon laquelle l'État était voué à jouer un rôle plus important dans le système capitaliste, tandis que le communisme s'ouvrirait à l'économie de marché. Et puis l'Union soviétique avait envahi l'Afghanistan, l'Amérique était entrée dans l'ère Reagan, la peur d'une guerre nucléaire était réapparue, et c'était reparti pour une nouvelle sortie à la brèche, mes amis, mes camarades, mes néoconservateurs.

Dans les années 1980, les dirigeants soviétiques étaient devenus encore plus croulants, et les obsèques nationales de Brejnev, Andropov et Tchernenko s'étaient enchaînées à un rythme soutenu. Le Pacte de Varsovie avait rendu l'âme peu de temps après. Quand Gorbatchev avait débranché le respirateur artificiel soviétique, le Bloc de l'Est s'était effondré suivi, deux ans plus tard, de l'URSS elle-même. L'un des deux blocs de la guerre froide avait cessé d'exister. Game over.

Vraiment? Et si tout ce qu'on nous a raconté sur la fin de la guerre froide était faux?

Avec le conflit en Ukraine, et les tensions ravivées entre Washington et Moscou, les observateurs de tous bords évoquent une nouvelle guerre froide. Les antiRusses se lèchent les babines, tandis que les pacifistes n'osent même pas envisager les conséquences d'un nouveau conflit.

Mais imaginez un instant que nous sommes en pleine Guerre de Cent Ans, et que les vingt-cinq dernières années n'étaient qu'une parenthèse. Après tout, de nombreux aspects de la guerre froide sont toujours d'actualité. Même si deux des États qui se sont affranchis de l'Union soviétique, l'Ukraine et le Kazakhstan, ont renoncé à leurs ogives nucléaires, la Russie dispose d'un arsenal bien plus vaste.

Les États-Unis, quant à eux, ont non seulement à peine réduit leur force dissuasive, mais dépensé des milliards de dollars pour moderniser les armes qu'Obama a promis de supprimer (à une date indéterminée). L'OTAN est, elle aussi, toujours là même s'il est évident pour tout le monde, à l'exception des intéressés, que l'organisation n'avait plus de raison d'être. Cette obsolescence n'a en tout cas pas empêché l'alliance d'étendre son autorité jusqu'aux portes de la Russie, dont la zone d'influence se rétrécissait dans le même temps.

Les partisans d'un retour à la guerre froide soulignent l'attitude de Vladimir Poutine, à qui ils font endosser les habits d'Henri V

Il est la cause du regain de tension entre les deux blocs, principalement par ambition expansionniste: d'abord la Géorgie, puis la Crimée, et maintenant l'Ukraine orientale. Il s'est également montré très agressif vis-à-vis de la dépendance énergétique des Européens. Il continue à soutenir un dictateur comme Assad en Syrie et œuvre à la création de formations géopolitiques pour contrebalancer l'influence des États-Unis : l'Union eurasienne avec le Kazakhstan et la Biélorussie, l'Organisation de coopération de Shanghai avec la Chine et les pays d'Asie centrale, et le BRICS avec le Brésil et l'Inde.

Le nationalisme de Poutine est toxique, et j'ai écrit plusieurs articles sur la manière dont les extrémistes les plus virulents pèsent sur ses décisions. Mais voilà: sa politique étrangère n'est fondamentalement pas très éloignée de celle de Boris Eltsine, pourtant considéré comme pro-occidental. Des séparatistes soutenus par la Russie avaient défié la souveraineté du gouvernement géorgien en 1992. Cette année-là, les troupes russes avaient aussi occupé une partie de la Moldavie pour venir en aide aux séparatistes de Transnistrie.

A l'occasion d'une visite officielle d'Hafez al-Assad, le père de Bachar, en 1999, Eltsine avait déclaré que celui-ci était "un vieil ami de la Russie". En d'autres termes, à l'époque où elle était censée succomber aux sirènes du libéralisme, la Russie continuait à veiller sur ses intérêts chez ses "voisins proches" et à entretenir des relations privilégiées avec des alliés peu recommandables, à l'extérieur de sa zone d'influence directe.

La différence, c'est qu'Eltsine ne s'opposait pas à la suprématie américaine. Affaiblie sur le plan économique, et incapable de suivre les États-Unis dans leur course aux armements, la Russie n'avait pas vraiment mis de veto à l'expansion de l'OTAN vers l'Est, d'abord par le biais de son Partenariat pour la paix, puis en accordant le statut d'État membre aux ex-républiques soviétiques d'Estonie, Lettonie et Lituanie. Eltsine ne voyait pas d'inconvénient à jouer les seconds couteaux, aussi longtemps que Washington lui laissait toute latitude dans sa zone d'influence restreinte, l'autorisait à garder ses armes nucléaires et à exporter des avions de chasse et des chars bon marché, et l'aidait à intégrer le G7 et l'OMC.

La guerre froide n'était donc pas le reflet d'un conflit entre deux idéologies antinomiques, mais entre deux pays dont chacun aspirait à dominer le monde entier. L'Union soviétique a abandonné, et la Russie de Poutine continue à se focaliser sur ses frontières immédiates. L'Amérique, en revanche, n'a pas changé d'attitude. Voilà pourquoi la guerre froide n'a jamais vraiment cessé.

Si les États-Unis avaient dissous l'OTAN, fait pression en faveur du désarmement nucléaire, et travaillé à la construction d'un nouveau pacte de sécurité européen incluant la Russie, la guerre froide serait morte de mort naturelle. Au lieu de cela, parce que les institutions de la guerre froide ont été laissées en place, le conflit a connu une longue phase d'hibernation, attendant l'occasion de revenir sur le devant de la scène.

Les États-Unis n'ont pas ressuscité leur vieil adversaire, guidés par une nostalgie mal placée. Mais notre refus de réévaluer nos ambitions planétaires a eu pour conséquence -prévisible- de provoquer un retour de balancier. C'est d'ailleurs l'une des lois de la physique: à toute action correspond une réaction d'égale intensité.

Cessons donc de faire comme si le réveil de la guerre froide reposait sur les seules épaules de Vladimir Poutine. Les chasseurs de vampires qui ont négligé de planter un pieu dans le cœur de ce conflit, ce sont les Américains. Alors, ne nous étonnons pas si, quand nous sortons faire quelques pas dans notre vaste domaine, nous découvrons une nouvelle victime vidée de son sang.

Cet article, publié à l'origine sur le Huffington Post américain, a été traduit de l'américain par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.

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