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La tare des lambeaux, par Mireille Beaulieu, finaliste du Prix de la nouvelle 2014

La tare des lambeaux, par Mireille Beaulieu, finaliste du Prix de la nouvelle 2014

Originaire de Rimouski, ancienne documentaliste devenue avocate, Mireille Beaulieu vit à Québec. Elle est finaliste du Prix de la nouvelle Radio-Canada 2014 pour sa nouvelle La tare des lambeaux.

Dans ce texte inédit, l'auteure trace le parcours d'un orphelin de mère malmené par son père unijambiste qui, un jour, commet l'irréparable.

La tare des lambeaux

Mon père a beaucoup travaillé dans sa vie. Il a connu la poste, la blanchisserie de l'hospice, celle de l'hôpital. Il a connu l'atelier de stylos, l'usine de cartables, la billetterie du cinéma, celle du théâtre. Mon père a beaucoup travaillé dans sa vie, partout et ailleurs, ailleurs surtout, là où je ne sais pas parce que ce n'était pas de mes affaires et que la question le mettait en rogne. C'était un poste grave, c'est tout ce que je sais. Mon père était grand et fort. Mon père était tout.

Ma mère n'était pas rien. Elle était rien. C'est ce que mon père nous enfonçait dans le crâne jour après jour, sens propre et figuré, avant qu'elle ne parte, sens propre et figuré trop tôt ou trop tard. Une loque. Une longue loque interminable et un linceul. La vie est un tissu qui se déroule, s'use et se déchire. Interminablement.

Ma mère était une femme avec deux bras et deux jambes fragiles, très fragiles. Mon père n'avait qu'une jambe, mais solide comme le roc. L'autre, perdue à la guerre en 1942, pas même cassée, juste perdue, intacte, qu'il disait. Un chanceux l'aura trouvée. Ti-Dor avait reçu une médaille pour ça : pour la guerre, pour sa jambe égarée, pour les deux et quoi encore. « J'su's décoré, moé ! J'ai jus' une patte, mais j'ai du cur au ventre, moé ! » Rengaine tant de fois dégainée que je ne peux reconstituer sa voix que par l'intermédiaire de ces mots, sons résiduels d'un fantôme acharné. Le ton assuré et le dos fier, il se flanquait de ces maudits honneurs, sans parler toutefois, sans jamais parler de ce qu'il y avait eu autour. Un grand secret Une médaille n'est pas un trophée.

Mon père avait deux bras, une jambe et une tête ce qui lui permettait de n'avoir peur de rien.

Moi, j'avais peur du monde; ma mère, de mon père. Elle est morte en morceaux comme de la camelote. Elle est morte par morceaux. Je les ai vus se détacher un à un. « A cassait d'partout rien qu'à la r'garder », disait mon père. Ti-Dor avait le regard dur, très dur. C'était hier le jour où j'ai vu se fracasser, sans autre mouvement que celui de mes larmes, la dernière pièce qui la reliait à moi. Ses yeux ne me voyaient plus, sa main douce, sur ma nuque, ne trouvait plus son chemin. J'étais déjà seul. Sa mort, survenue quelques mois plus tard suivant l'ordre des choses, devait m'apprendre, à coup de souffrances silencieuses, que j'avais hérité de la tare des lambeaux. Élodie avait expiré, retenant avec elle ce morceau de moi qu'on cherchera plus tard à retrouver. Un petit morceau essentiel au ballant, situé quelque part entre l'instinct de survie et l'espoir d'être aimé, un joli petit drapeau qu'ils me diront, plutôt qu'un lambeau décati.

« S'coue-toé donc, vaurien. S'coue-toé maudit ! Avait pas d'tête ta mére, maudite gourde, es-tu obligé d'être comme elle, crisse ! » J'ignore quand le gel s'est produit, quand les encouragements enragés de mon père se sont faits suaves, mon âme saturée, comme engourdie par eux, mais le départ de ma mère y était sans doute pour quelque chose. Je n'étais pas un bon garçon. Il était plus simple de l'admettre. Elle avait eu tort de soutenir le contraire et elle en avait payé de sa vie. Ti-Dor avait raison. Je devais me grouiller comme du monde, devenir fort comme lui pour ne pas faiblir comme elle. Il fallait oublier mes mollesses de bonne femme.

Deux ans déjà qu'Élodie était allée rejoindre la terre. Je travaillais depuis son départ, « Debout l'vaurien. Deux pattes pis pas d'cur au ventre, envoye, grouille ! »,camelot avant l'école. « Cave, imbécile, idiot », mes résultats scolaires dansaient le limbo sous la barre des zéros. J'étais nul, oui. Nul en calcul mais bon en additions, j'avais ajouté deux boulots à mes livraisons matinales. J'étais devenu commis-bicyclette au dépanneur du coin en soirée et éplucheur de patates chez JoeFrites les fins de semaine. « Andouille, tarte », Ti-Dor cur au ventre, « poire, cornichon ! », son insatiable cur au ventre réclamait pitance encore et encore. Cur au ventre, cur au ventre. Ti-Dor cur au ventre.

Élodie avait du cur au cur. Tout simplement. Je pouvais comprendre. Ça collait à l'encyclopédie. Mais le cur au ventre de Ti-Dor me donnait la nausée. J'imaginais son cur pompant. Je voyais un jus assombri fourrager le dédale collant de ses intestins. Au fond, je crois que j'avais pitié de lui, de son existence de reflux. Quelle vie pouvait lui monter aux lèvres autre que celle qui coulait en lui.

J'étais orphelin d'Élodie depuis cinq ans. J'en avais dix-sept ce jour-là, ce jour où les chemises blanches sont venues me cueillir. La journée était belle. Je me souviens ce rayon de soleil, comme un guide vers la lumière. La rue s'était faite piétonnière à l'occasion d'une grande vente de garage collective. Il y avait des hommes, des femmes et des enfants, beaucoup d'enfants. On faisait beaucoup d'enfants à cette époque. Ti-Dor donnait de la gueule à gauche et à droite, comme à son habitude, et on l'écoutait. Comme à son habitude aussi, il suffisait que quelqu'un me regarde une seconde de trop pour qu'il enfonce les sillons de son disque : « Eille dadais, étire-toé l'bras pis passe-moé l' livre là-bas que j'l'examine pas c'ti-là, nigaud, l'autre. Avez-vous d'jà vu ça un flo d'même, vous, madame Chose, pis vous, monsieur Untel ? C'est pas d'veine d'en avoir rien qu'un et un comme ça. C'est pas l'fils de son pére, c'est tout c'que j'peux dire ! » On arrêtait tout pour l'écouter. On s'arrêtait toujours pour l'écouter.

Il m'a semblé raisonnable de croire qu'on l'entendait.

L'éclopé de guerre avait son fan-club. Il était léché, pourléché,même par le curé qui le citait en exemple à tous les dimanches que Dieu voulait bien nous accorder.

« Ça pas d'cur au ventre, ce jeune-là. Deux pattes solides, mais pas d'cur au ventre ! Sachez, madame Machin, sachez, monsieur Truc »

Sur l'étal de monsieur Marcil, un grille-pain, une varlope, une boîte de clous de six pouces, une hache. Une hache astiquée et bien affûtée qui brillait, hallucinante, sous le soleil tapant. Une hache pointée par Dieu lui-même. Dieu-soleil, Dieu

Lumière. La hache devait tomber.

Un bruit sourd dans mes oreilles comme un acouphène sans fin. Des hommes, des femmes et des enfants, ô combien d'enfants, des visages et des visages tout autour de ma lueur et des éclaboussures. Et puis, l'oubli. Des murs lisses, des faces absentes, des électrodes, d'autres murs lisses, d'autres faces absentes, d'autres méthodes. Des années et des années. Dix-neuf. Et ensuite, un déclic.

On a ouvert la porte de la Grande Maison. On a souhaité qu'un vent léger et doux agite mon petit drapeau. L'essentiel de ma mémoire était revenu. Je ne l'avais pourtant pas souhaité.

Mon père crachait ses insultes, encore et encore, le sourire fendu large, les gencives exposées, la luette clapotant. Madame Chose, monsieur Untel, tout le parterre, ma soif, ma fatigue, le soleil, le poids des jours et le souvenir de ma mère venu de nulle part s'étaient accrochés d'un bond au discours de Ti-Dor pour m'emplir d'un orgueil que je ne me connaissais pas. « Ça pas d'cur au ventre, ce jeune-là » Je fixais la hache qui me le rendait. « Deux pattes solides mais au ventre, pas d'cur! » Une honte grandissante me glaçait le sang. Sang-froid, sang-froid, d'où me viendras-tu ? « Deux pattes, deux jambes solides mais » Aux tripes, pas de cur, non, que mes deux jambes et une envie fabuleuse et vaine de les prendre à mon cou, moi, pauvre taré trébuchant sur mon incapacité, moi, le vaurien, la tête de nud, l'abruti

Il y avait un cur bizarre, une jambe, une gueule. Il y avait deux jambes, une audace naissante et la hache, suppliante, qui ne voulait faire qu'un avec le discours assommant de Ti-Dor.

« Deux jambes, lui, mais pas d'cur au ventre ! » Une rage subite, une rage volcanique et une éruption.

Le coup fut sec, net et sans appel.

Ti-Dor est décédé la dixième année de mon internement. On m'a rapporté qu'il n'a jamais commenté mon geste Fils morcelé, fils effiloché, il n'est jamais venu me visiter.

Vingt-quatre ans de liberté maintenant et de vent léger. Léger, mais muet. À soixante ans, je ne sais toujours pas si c'est un joli drapeau ou un triste lambeau qui se meut quand, chaque matin, j'enveloppe ce qui reste de ma jambe d'un beau grand linge blanc.

Née à Rimouski en 1959, Mireille Beaulieu quitte sa ville natale pour faire ses études à l'Université de Montréal, d'abord en architecture, puis au Département d'histoire de l'art, où elle travaillera comme documentaliste. Après avoir eu un enfant, elle se réoriente vers le droit, cumulant vie de famille, études à temps plein et travail à temps partiel. Admise au Barreau, elle devient avocate pour la magistrature au Service de recherche de la Cour supérieure de la division d'appel de Québec, puis au privé, mais de fil en aiguille, elle se laisse prendre par la vie domestique... et la folie des mots.

Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, le Prix de la nouvelle Radio-Canada est ouvert à tous, amateurs ou professionnels. Il récompense chaque année les meilleures nouvelles originales et inédites soumises au concours. Le gagnant reçoit 6000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, participe à une résidence d'écriture de deux semaines au Centre Banff, en Alberta, et son texte est publié dans le magazine enRoute d'Air Canada et sur ICI Radio-canada.ca. Les finalistes reçoivent chacun 1000 $ offerts par le Conseil des arts du Canada, et leur texte est publié sur ICI Radio-canada.ca.

Les Prix littéraires Radio-Canada

Prix de la nouvelle Radio-Canada

Période d'inscription : du 1er septembre au 1er novembre

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Période d'inscription : du 1er décembre au 1er février

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