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A Chypre, l'impossible deuil des familles de disparus après cinq décennies

A Chypre, l'impossible deuil des familles de disparus après cinq décennies

"Quand un proche disparaît, on y pense chaque jour": cela fait 40 ans cette année que Marios Kouloumas cherche son père, arrêté à Chypre en 1974 par l'armée turque et, assure-t-il, "si je meurs, ses petits-enfants continueront après moi".

"Après le décès d'un proche, on fait le deuil pendant 40 jours, trois mois, peut être trois ans. Mais quand il est disparu, chaque jour sa place est vide à table, chaque jour on guette des nouvelles dans le journal, on passe des coups de téléphone pour essayer de savoir ce qui s'est passé", explique cet énergique Chypriote-grec, qui avait 10 ans lorsque son père a été emmené sous ses yeux, avec cinq autres villageois choisis au hasard, pour ne jamais revenir.

Dans la modeste demeure de sa mère, le disparu est omniprésent: photos de famille, souvenirs de mariage. Comme le veut la tradition, trois des petits-enfants portent le nom de cet homme qu'ils n'ont jamais connu, Nicolas.

Si Marios Kouloumas est désormais certain que son père est mort -un morceau de son crâne a été retrouvé au fond d'un puits en 2010- il n'a de cesse de recouvrer son corps pour l'enterrer selon le rite orthodoxe.

"La relation avec les morts est très importante pour nous", dit-il. "Chaque semaine les familles vont au cimetière, posent des bougies, des fleurs. Si vous n'avez personne à qui parler, c'est terrible".

Plus de 2.000 Chypriotes grecs et turcs sont officiellement portés disparus sur une population de moins d'un million, certains depuis les heurts intercommunautaires de 1964, les autres depuis l'invasion turque du tuiers nord de Chypre en 1974. Une proportion comparable à celle qu'on trouve en Irak pour la première guerre du Golfe ou dans les Balkans (1991-2001).

La douleur, transmise de génération en génération, est "un véritable obstacle à une réconciliation" entre les deux parties de l'île, divisée depuis 1974, souligne l'ONU.

Un Comité des personnes disparues (CMP) est chargé depuis 2006 de trouver et identifier les corps des disparus, afin de les restituer aux familles. Un millier ont été exhumés et près de 500 dépouilles restituées.

"A ce rythme, il faudrait 10 ans pour retrouver la majorité des corps", s'inquiète Paul-Henri Arni, représentant de l'ONU au CMP. "On ne peut pas attendre aussi longtemps, car les parents proches meurent, et les témoins aussi".

Ce sont en effet le plus souvent des témoignages, laborieusement recueillis sous le sceau de l'immunité par les enquêteurs chypriotes grecs et turcs du CMP, qui permettent de localiser les fosses communes.

Une dizaine d'équipes d'archéologues fouillent minutieusement les sites désignés, récoltant chaque fragment d'os.

"On retrouve parfois des objets personnels, cela nous rappelle que ces gens avaient une vie, peut être un conjoint, des enfants, qui ne les reverront jamais" souligne Hazar Kaba, un archéologue chypriote-turc. Ce travail "m'a permis de mieux connaître mon pays, mon passé, d'y faire face et de respecter chacun.

"Nous construisons des amitiés entre communautés", renchérit avec complicité Christiana Zenonos, sa binôme chypriote-grecque, dont le propre grand-père est porté disparu.

Les corps exhumés sont confiés à des anthropologues qui les reconstituent le plus exhaustivement possible -une tâche ardue, notamment lorsque plusieurs dépouilles sont entremêlées, souvent après avoir été déplacées plusieurs fois pour dissimuler l'exécution.

Des dizaines de squelettes sont en cours d'analyse dans le laboratoire du CMP, où ils passent plusieurs mois, jusqu'à pouvoir établir avec certitude leur identité et les présenter aux familles, parfois avec des vêtements, un portefeuille, voire un bijou.

"Quand un disparu est identifié, la peine disparaît peu à peu", explique Theophilos Theophilou, représentant des Chypriotes-grecs au CMP.

"Voire les os, c'est un moment très difficile mais aussi un soulagement", confirme Meryem Kasif, dont quatre frères disparus en 1974 et identifiés en janvier attendent au laboratoire que leur tombe soit prête au village.

"Nous allons pouvoir les enterrer près de nous, aller les voir quand on veut, leur parler, prier", dit-elle, impatiente que soit organisée la cérémonie prévue pour ses proches et des dizaines d'autres Chypriotes-turcs, tués en même temps qu'eux.

cnp/cbo

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