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L'Europe paralysée sous le poids de ses millions de morts

L'Europe paralysée sous le poids de ses millions de morts

Dix millions de morts et 20 millions de blessés parmi les 70 millions de soldats mobilisés, et sans doute plus de 40 millions de morts au total si l'on compte les victimes de la révolution russe, des conflits régionaux qui font rage jusqu'en 1922, des famines, et de la "grippe espagnole": à l'issue de la Grande Guerre, l'Europe est dévastée démographiquement mais surtout moralement.

"L'Europe est une vaste tombe. Le legs de la guerre est beaucoup plus fort sur le plan moral que sur le plan économique. Contrairement à 1944-45 où il y a une foi dans l'avenir, dans un nouveau monde, en 1919 elle est paralysée sous le poids des morts", explique à l'AFP l'historien français Jean-Yves Le Naour, spécialiste du sujet.

"La mort est partout. Tout est noir et il va y avoir un grand deuil codifié officiellement avec des morts héroïsés, rendant la mise à distance que suppose tout deuil, impossible", ajoute-t-il.

Au sein des sociétés belligérantes, "le deuil fut immense", soulignent de leur côté Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, deux autres spécialistes internationalement reconnus, dans "14-18, retrouver la Guerre".

"En France en particulier, une des sociétés les plus touchées par la mort de masse (...), on peut estimer que les deux tiers voire les trois quarts de la société française ont été touchés très directement ou non par le deuil ou les deuils, sans aucune commune mesure avec ceux en temps de paix: morts de jeunes, morts violentes avec une mutilation des corps sans précédent, morts absents", soulignent-ils.

Le conflit laisse notamment en héritage, à travers toute l'Europe, quelque 3 millions de veuves de guerre et six millions d'orphelins, selon les estimations des historiens.

La glorification officielle des victimes après-guerre interdira paradoxalement à leurs proches de manifester leur deuil, présenté comme une "trahison" de ceux qui se sont sacrifiés au champ d'honneur. Les deuils seront "d'autant plus compliqués qu'aucun accord ne se fit sur le sens de la guerre au lendemain de la démobilisation culturelle qui suivit l'armistice", estiment les deux historiens.

"Chez les +vainqueurs+, explique M. Le Naour, il y a le sentiment de s'être fait avoir, d'un grand gâchis. Chez les vaincus, c'est la détestation de cette paix dictée et le refus d'être responsable, avec d'énormes frustrations, des haines, et l'idée que les morts doivent être vengés", autant d'éléments qui formeront une "matrice de la Seconde guerre mondiale".

Aux milliers de morts quotidiens sur le front -900 Français et 1.200 Allemands sont tués chaque jour en moyenne entre 1914 et 1918- s'ajouteront plus de 20 millions de blessés.

Amputés, estropiés, aveugles, gazés : d'innombrables mutilés de guerre portent, visibles aux yeux de tous, les stigmates des armes nouvelles: mitrailleuses, obus, lance-flammes, gaz asphyxiants, relève M. Le Naour.

Dans tous les pays, les milliers de "gueules cassées", soldats défigurés aux combats (10.000 à 15.000 en France) immortalisés notamment par le peintre allemand Otto Dix ou l'écrivain français Marc Dugain (La chambre des officiers), deviennent le symbole de la violence de la guerre, dont ils rappellent toute l'horreur à la population civile.

"Le jour de la signature du traité de Versailles, ils feront une haie d'honneur à la délégation allemande, bras d'honneur accusateur face à l'ennemi disant aussi que la victoire française a une gueule cassée", dit M. Le Naour.

Malgré les aides officielles mises en place dans certains pays -en France, la loterie nationale est ainsi créée au profit de Gueules cassées- beaucoup de mutilés, esseulés, handicapés, se retrouveront à la rue contraints de mendier.

D'autres rescapés rejoindront les asiles. Selon des études épidémiologiques actuelles, près de la moitié des soldats survivants auraient subi des troubles psychiques à divers degrés, parfois irrémédiables.

Des traumatismes d'autant plus terribles pour certains que ces troubles étaient très mal vus par les sociétés en guerre. "Dans un contexte d'exacerbation patriotique, la folie était toujours suspectée par les médecins d'être simulée pour échapper au devoir", rappellent Mme Becker et M. Audoin-Rouzeau.

Ce n'est qu'à partir des années 1915-1916 que la réalité de ces blessures psychiques commencera à être reconnue et traitée comme telle par les médecins. Les rares chiffres disponibles sur ce sujet, longtemps relégué dans l'ombre, révèlent l'ampleur de ces blessures invisibles.

Selon des recherches récentes, quelque 600.000 soldats allemands auraient ainsi été traités pour des troubles psychiques pendant le conflit, tandis qu'en France, en 1917, 20.000 lits d'hôpital -15% de la capacité totale- étaient réservés à ces pathologies.

En Grande-Bretagne, 65.000 anciens combattants seront pensionnés pour "neurasthénie" après le conflit, tandis que 4.000 anciens "Poilus" français étaient toujours internés dans des asiles en 1937, vingt ans après la guerre.

ls/lma/phv

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