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À Nice, de l'aveuglement à la martyrologie, quand cela finira-t-il?

L'infernale machine à tuer a plongé ta ville dans l'abîme transformant une douce nuit en un interminable cauchemar. Dans un laps de temps de quelques dizaines de secondes, tout a basculé!
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L'infernale machine à tuer a plongé ta ville dans l'abîme transformant une douce nuit en un interminable cauchemar. Dans un laps de temps de quelques dizaines de secondes, tout a basculé! Ton écran de télévision s'est mis à cracher du sang. Les images ont défilé les unes après les autres t'arrachant, à chaque fois, un bout de toi. Depuis, tu n'es qu'un fourmillement de souffrances. La sidération te ronge le cœur. Tes pauvres os tremblent. Ton front ruisselle. Dans ta tête, de drôles d'idées s'entrechoquent. Malgré le désarroi, tu refuses de te laisser submerger par cette détestable pulsion nommée vengeance. Ça, jamais! Tu es né en Algérie comme beaucoup de Français de ton âge. Là-bas, tu as grandi sous le soleil au milieu de gamins peu fortunés où tu nourrissais le désir de vivre avec tout un chacun. « Œil pour œil, dent pour dent » tu sais où cela peut conduire les hommes : au désastre absolu! Tu as refusé obstinément les communautés de sang, privilégiant les familles d'idées, faisant de la philosophie ton champ de la pensée et de l'action, élevant ainsi l'esprit critique au degré d'exigence absolue. Je te revois monter les marches du parc de la colline du Château, ralentissant soudainement ton pas, dirigeant ton regard vers ma silhouette et t'exclamant : « La Critique de la raison pure de Kant, tu l'as lu ce texte-là, n'est-ce pas? » En ce singulier instant, j'ai vu dans tes yeux toute l'humanité du monde. Nice était d'une splendeur éclatante! Et nous errions d'un rêve à l'autre.

Maitriser la force des symboles

Si aujourd'hui ton être est en berne, c'est parce que tu connais la force des symboles ainsi que la puissance des concepts. En ce 14 juillet, c'est l'idée généreuse de la République dans toute sa dimension symbolique qui a été soumise à la brutalité de la force destructrice. Le choix de cette date pour camper le décor de ce crime abject est en soi un geste politique et un acte de guerre contre la République. Il n'y a là aucun doute à avoir. « Vous êtes en mode fête nationale? Alors, crevez ! » La France, plus que n'importe quel autre pays, symbolise tout ce que l'État islamique exècre. Au fond, c'est le modèle des Lumières que les soldats du califat combattent. La France a fait rouler la tête d'un Roi-Dieu, offrant ainsi à l'humanité une manière nouvelle de se gouverner, partant du principe que croire ou ne pas croire en tel ou tel Dieu ne fait pas d'un citoyen un être punissable ou méprisable. Perché dans la cabine de son maudit camion, le terroriste n'a foncé dans la foule ni un jour de marché ni un jour de fête foraine. Pour exalter sa soif de sang, cet assassin a délibérément choisi la date d'une célébration nationale et a méticuleusement organisé son action en conséquence. C'est ce qu'on appelle donner un sens à un geste réfléchi pour le projeter dans un horizon historique qui dépasse le simple fait de l'anecdote ou de la névrose personnelle. Admettons une évidence. L'assassin cherchait à frapper notre imaginaire collectif. Ce tueur que l'on présente comme un personnage trituré du cerveau maîtrise, fichtrement bien, le sens des symboles et du timing, bien plus d'ailleurs que le commun des mortels.

Que n'a-t-on entendu au sujet de cet assassin de masse? « Il aimait la mortadelle, il aimait les femmes, il passait par la boulangerie deux fois par jour, il mangeait du porc, il n'avait aucun lien avec la religion, il ne faisait pas la prière, il ne jeûnait pas, il n'allait jamais à la mosquée il buvait de l'alcool, il se droguait même. » Admettons que tous ces éléments soient vrais. Et alors? L'ivrognerie a-t-elle empêché un jour quelqu'un de commettre l'irréparable? Et si derrière le terroriste se cachait indifféremment le dévot et la crapule? Daech n'est pas une religion. Ses soldats sont investis d'une « mission » politique au nom de l'islam : écraser la civilisation! La pire vermine finit par se prendre pour le plus glorieux des héros. L'assassin devient un « martyre », lui qui, jusqu'à ce jour, ne fut qu'un salopard. Lorsque vient le moment de comptabiliser ses forces, Daech additionne avec pour seul critère : la martyrologie. Son état-major s'approprie les bons coups de ses lieutenants où qu'ils soient et quels qu'ils soient, même quand ceux-ci n'ont rien à voir a priori avec ses convictions. Au bout de la ligne, les chahid d'Allah (martyrs) mériteront la récompense du paradis avec ses 72 vierges.

Exister pour le pire ou pour le meilleur

Tu es fatigué d'allumer des bougies et de courir des commémorations, ici et là. Je te comprends. Il n'y a rien de plus démoralisant que d'avoir à vivre des deuils à répétitions. J'avoue éprouver le même sentiment. J'y vais, chaque fois, un peu à reculons. Je le fais surtout pour moi. Je n'ai pas à rougir de cette confession peu altruiste. Par moment, la vie nous place là où nous ne devrions pas être. Inutile de chercher un sens là où la pensée a cessé d'exister. Car au fond, ceux qui sont partis sont délivrés de tout. De l'absurdité de notre époque, de la haine de leurs assassins, du venin des wahhabites, du renoncement de nos démocraties, de la couardise de certaines élites toujours promptes à excuser les assassins pour mieux accabler leurs victimes. La force des djihadistes ne se trouve pas dans leur nombre, elle est à chercher ailleurs. À mi-chemin entre la lâcheté ambiante et le déni contagieux. C'est bien simple, jamais un tel ennemi de la démocratie n'a bénéficié dans l'histoire d'autant de complaisance de la part de ceux qui sont censés incarner et défendre la liberté. Que penser de cet aveuglement? À Bruxelles, le parti Islam, fondé en 2012, qui compte deux conseillers communaux dans la capitale européenne annonce la création d'une section dans chaque commune bruxelloise en vue des élections de 2018 et ceux de 2019. Son horizon politique? L'instauration de la charia et l'établissement d'un État islamique. Comment se fait-il que l'Europe soit condamnée à devenir l'antichambre du fascisme sans que cela ne suscite outre mesure un débat de fond sur ses propres foyers d'insurrection ? Que cherchent à provoquer ses dirigeants? Son déclin? Nulle crainte, il a déjà commencé!

Aujourd'hui, tu réalises mon ami que cette réactivité passive que nous affichons au lendemain d'un drame ne peut constituer un remède sérieux au mal profond qui pourrit notre organisme planétaire. Il ne sert à rien de guérir un cancer avec un bout de sparadrap. L'islam politique est en train d'agir sur notre planète comme un abcès qui, peu à peu, a gangrené ses principaux membres. De ta petite lucarne, tu parcours différentes villes et te heurtes, à chaque fois, au même constat accablant : le fascisme vert avance à grands pas! Tu t'arrêtes un moment sur Istanbul, ville célébrée à la Renaissance par Soliman le Magnifique (Soliman al-Kanouni), plus justement appelé Le Législateur par les Turcs. Après le mystérieux putsch avorté du 17 juillet, son sultan autoproclamé a repris la main. Erdogan serre la vis à quiconque s'oppose à ses dérives autoritaires. Et pourtant les Européens fondent leurs espoirs sur lui pour régler définitivement (!?) la question des migrants. Tiens, donc. L'Iran est en passe de devenir un pays fréquentable alors qu'il continue de faire subir à son peuple mille et une misères et à exporter son idéologie mortifère. À la prison d'Evin à Téhéran croupit une enseignante retraitée, Homa Hoodfar, accusée d'activités féministes et de collaboration avec l'ennemi. Et que dire de l'Arabie saoudite, ce Daech bis, alliée de l'Occident dans sa guerre contre Daech qui décapite au sabre poètes et homosexuels?

Tracer un horizon commun

Chaque attentat, mon ami, te pousse à croire que le moment du sursaut est enfin arrivé. Mais comment y parvenir alors que notre boussole citoyenne s'est déréglée depuis belle lurette? Inutile de s'attarder trop longtemps à chercher des coupables. Il suffit de jeter un œil sur le spectacle désolant qu'affichent les politiques. Rien de pire pour distiller le doute dans l'esprit de nos concitoyens. N'est-ce pas là le chemin le plus court vers l'autre extrême ? Entre une réflexion et une autre, te vient le souvenir d'un cousin lointain nouvellement marié et prématurément veuf. Les deux tourtereaux célébraient leur amour à Marrakech, la ville rouge. En une fraction de seconde, la place Jemma el-Fna a viré au chaos. C'était en 2011. À l'époque, ce récit t'avait glacé le sang. Aujourd'hui, alors que le malheur t'accable, tu hurles de douleur : Quand cela finira-t-il ?

Comme à chaque fois, à la télévision, des experts babillent. Entre la tentation « du loup solitaire », du « fou enragé » et du radicalisé à la vitesse de la lumière, la surenchère est reine. Ogres de l'événementiel, les médias décryptent le complexe sous le prisme de l'instantanéité. Tout y passe: le café, l'information et la radicalité (mot valise que j'exècre). L'explication est ailleurs. Il ne sert à rien de cacher l'arbre avec la forêt. L'impératif de la violence résonne à chaque fois qu'un esprit obtus lit le Coran comme on lit la notice de montage d'une étagère Ikea, comme l'écrivait Charb. Pour des cerveaux dérangés qui s'abritent aveuglément derrière l'espérance du paradis, tous les coups sont permis. Alors, mieux vaut se rendre à l'évidence : la guerre est là pour rester. Nous aurions tort de ne pas la prendre au sérieux. Un doute persiste, néanmoins, quant à sa durée et à son ampleur. Ce sont là les seules inconnues de cette terrible équation. Nul besoin de passer par Raqqa pour manier la machinerie de la mort. Les djihadistes vivent parmi nous. Seul un pâté de maisons sépare la leur de la nôtre.

Et que dire de nos insupportables silences? Ce que Camus appelé « le silence déraisonnable du monde ». Toi et moi, mon ami, nous sommes flanqués dans ce fichu monde à des milliers de kilomètres l'un de l'autre. Toi, assis dans ton salon et moi perdue dans mon bureau. Chacun de nous tuant le temps à sa façon. Nous tournons en rond. Ta vulnérabilité me renvoie à ma fragilité. Demain sera un autre jour. Serons-nous déjà ailleurs? Je lève les yeux un moment et dirige mon regard vers la fenêtre. Il me reste le souvenir de ton balcon fleuri d'une variété impressionnante de plantes exotiques, irriguées de mille soleils. Aujourd'hui, c'est notre existence collective qui aurait besoin d'un coup de jouvence. Pourtant nous peinons à recoller les morceaux. Comment sortir de la déprime collective? Comment réanimer durablement notre destin commun sinon par commencer à reconnaître en chacun de nous une appartenance à une même humanité au-delà de nos frontières et de nos particularismes ? L'universalité n'est pas un pays. L'universalité n'est pas une race. L'universalité est notre horizon commun, l'intervalle dans lequel ton bonheur s'entrelace avec le mien, cet interstice qui accueille ton existence autant que la mienne sans les annuler.

Aujourd'hui, dans la solitude de toi-même, tu n'as jamais été aussi lucide. Résister c'est se confronter à la réalité. Tes yeux sont grand ouverts. Tu songes à l'avenir. Tu veux redonner vie à ces étoiles filantes. Tu cherches à nous extirper de notre torpeur habituelle. Tu souhaites nous sortir de la résignation. Tu rêves d'une prise de conscience générale, d'un sursaut. LE sursaut ! Le point de bascule à partir duquel le malheur offre sa chance au bonheur. Il n'y a pas une minute à perdre, se placer dans l'agir est une urgence. Non, l'esprit humain ne se laissera pas vaincre à la bêtise! Il en a vu d'autres. À l'extérieur, le soleil cogne. Une ambiance glaçante règne dans les rues. Le laurier rose est exubérant et le bougainvillier généreux. À la maison, l'atmosphère est pesante. Les rideaux sont baissés. Ta tasse de café a refroidi. Ton livre de poésie est resté ouvert à la 84e page. Une pile de journaux traîne devant l'entrée. La chambre de ta fille est impeccable. La nuit dernière, tu as mis de l'ordre dans son fouillis.

Le désordre est ailleurs. La guerre gronde. Tout semble si paisible. Et toi, mon ami, ton être est en berne.

Ce texte est une fiction inspirée des événements tragiques du 14 juillet 2016 en hommage à mes deux amis niçois, Danièle et Clément Stora et à la mémoire des victimes et des blessés.

QUI SONT LES VICTIMES DE L'ATTENTAT DE NICE

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