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Deux interprétations du monde contemporain

Le processus de modernisation présente pour l'islam une difficulté particulière. C'est précisément ce que montre l'actuel déchaînement de violence auquel nous assistons.
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Il y a un point sur lequel tout le monde s'accorde : nous assistons à la fin de la domination absolue de l'Occident sur le monde.

Contrairement à ce qu'on s'imagine parfois, cette hégémonie ne date pas de la «découverte» de l'Amérique par Christophe Colomb. Au début du XVIIIe siècle, la Chine, la Perse ou l'Empire ottoman sont encore des puissances qui rivalisent avec l'Occident. Au fond, comme le montre Gérard Chaliand, cette hégémonie débute vers la fin du XVIIIe siècle et commence à se fissurer dans l'entre-deux-guerres. De nos jours, même si les États-Unis demeurent de loin la première puissance du monde, le rapport des forces rappelle davantage le début du XVIIIe siècle, où coexistaient plusieurs puissances, que le XIXe, où l'Occident dominait le monde sans partage.

Le déclin de la domination politique de l'Occident ne doit toutefois pas cacher le fait qu'ayant imprimé sa marque, de façon d'ailleurs variable, sur le reste du monde, le «modèle» occidental continue d'exercer une forte influence, accueillie de façon souvent ambiguë, parfois même rejetée avec violence, comme le montre l'exemple de l'islamisme radical.

C'est ici que s'opposent deux interprétations, que l'on peut schématiser à partir de la discussion entre deux penseurs contemporains, Marcel Gauchet et Pierre Manent (cf. par ex., Retour ou sortie du religieux?, Répliques, France Culture, 6 juin 2015).

Pour Marcel Gauchet, ce qu'on appelle «modernisation», c'est-à-dire la rationalité économique et la techno-science, est indissociable d'un certain mode de pensée qui, pour aller vite, affirme les droits de la personne, la liberté de conscience et l'égalité devant la loi. Ce mode de pensée s'inscrit lui-même dans un processus de «sortie de la religion», non pas, bien sûr, au sens où auraient disparu en Occident les croyances religieuses, mais au sens où nos sociétés ne sont plus organisées ou structurées comme autrefois par la religion, ni dominées par un pouvoir «tombé d'en haut».

Pour Marcel Gauchet, donc, en s'appropriant les moyens ou les instruments de l'Occident (économiques, techniques, scientifiques), les sociétés non occidentales sont amenées, à un rythme bien sûr différent et de façon toujours singulière, à adopter les principes du mode de pensée occidental, a priori contraires au primat traditionnel du groupe sur l'individu et à la structuration religieuse de la société.

Pierre Manent conteste, pour sa part, qu'en s'emparant des moyens de la civilisation occidentale, les sociétés non occidentales se retrouvent nécessairement sur le chemin conduisant au mode de pensée centré sur la liberté individuelle et l'égalité des droits.

Dans la civilisation arabo-musulmane, par exemple, ni le nationalisme ni le socialisme arabes, ne sont finalement parvenus à l'emporter. C'est au contraire l'islam politique qui a fini par triompher, remettant ainsi précisément en cause le «grand récit» partagé par libéraux et socialistes, à savoir que «la religion n'était plus susceptible d'intervenir comme un facteur politique actif dans la vie du monde» (Manent, Situation de la France, 2015).

En considérant qu'à partir du moment où l'on utilise les instruments de l'Occident, on adopte aussi son mode de pensée, on sous-estime, pour Pierre Manent, la consistance du mode d'organisation politico-religieux des sociétés. On sous-estime aussi, pour ce qui est de l'islam, sa spécificité, dans la mesure où, contrairement au christianisme, qui se rapporte nécessairement à son histoire et qui suppose un développement, l'islam se donne comme une révélation absolue, «première» même en un sens, et éternelle.

S'il est vrai, pour Marcel Gauchet, que le mode politico-religieux d'organisation a sa consistance propre, il n'en reste pas moins que le désir de s'approprier les outils de la modernité et de bénéficier de ses promesses (richesse, confort domestique, santé, liberté individuelle, etc.) est, lui aussi, bien réel. Or, le souhait des fondamentalistes religieux de poursuivre le même chemin que celui du passé vénéré, tout en s'appropriant les instruments de la modernité, n'est, selon lui, pas réalisable à long terme. Certes, le nationalisme et le socialisme arabes ont échoué, mais l'histoire de l'Occident est là pour montrer que le processus de sortie de la religion et de constitution de l'État de droit est tout, sauf instantané.

Que le processus de modernisation présente pour l'islam une difficulté particulière, Marcel Gauchet l'admet : c'est précisément ce que montre l'actuel déchaînement de violence auquel nous assistons.

Mais l'extrême difficulté du processus ne signifie pas son impossibilité.

Il y a d'ailleurs là un paradoxe : pour lutter contre la modernité, les intégristes utilisent les armes de la modernité, et en utilisant ces armes, ils adoptent, sur un mode dégradé, une part de cette modernité. C'est pourquoi ils sont en général fort ignorants de leur propre tradition et donc détestés par ceux dont la foi est authentiquement traditionnelle. Sans s'en apercevoir, les intégristes s'individualisent par rapport à leur propre communauté, se trouvant ainsi façonnés, en un sens, par la modernité qu'ils haïssent.

Le monde tel qu'il se dessine aujourd'hui confirme au contraire, pour Pierre Manent, le pouvoir organisateur des communautés religieuses. La difficulté même qu'éprouvent les Européens à constituer une association politique forte qui soit autre chose que l'affirmation par chacun de ses droits individuels - lesquels, justement, ne peuvent former à eux seuls un lien politique solide - confirme, pour Pierre Manent, la force du pouvoir organisateur des vieilles associations religieuses.

Qu'est-ce qui se dessine donc sous nos yeux : l'unification du monde par la fin de l'organisation religieuse des sociétés (ce qui, redisons-le, ne fait nullement disparaître les religions et leur diversité) ou la mise en valeur de la consistance de l'organisation politico-religieuse dans un monde qui n'est pas destiné à s'unifier?

Dans les dernières lignes de De la démocratie en Amérique, Tocqueville critique ceux de ses contemporains pour qui les peuples ne sont jamais «maîtres d'eux-mêmes» et «obéissent nécessairement» à quelque «force insurmontable et inintelligente». En réalité, dit-il, le genre humain n'est «ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave».

Marcel Gauchet et Pierre Manent mettent très justement à jour deux forces pesant sur le destin des hommes d'aujourd'hui : la première les pousse dans le sens de la sortie de la religion et de la liberté individuelle, la seconde les engage à demeurer dans des communautés inséparablement politiques et religieuses. La rencontre de ces deux forces opposées est l'un des facteurs qui explique le déchaînement de violence auquel nous assistons. Mais pour ce qui est du destin de ces forces dans les décennies ou les siècles à venir, la leçon de Tocqueville selon laquelle le genre humain n'est «ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave» demeure plus actuelle que jamais. L'avenir dépend, en partie, de nous.

Les décisions humaines - et non les seules forces historiques et sociales - ont pesé lourd dans le recul de la «renaissance» arabe moderne (Nahda) et du réformisme musulman ouvert sur les Lumières. Les monarchies du Golfe, soutenues par l'Occident, ont, à partir des années 1970, joué un rôle majeur dans la diffusion de l'idéologie contraire, dite de «réveil islamique» (sahwat islamiyya), d'inspiration wahhabite. La consistance du dispositif politico-religieux dans le monde arabo-musulman dont parle Pierre Manent a donc «bénéficié», si l'on peut dire, de la manne pétrolière. À l'évidence, la diffusion du wahhabisme par les pétromonarchies n'a pas profité, sur le plan économique, aux «pays frères», souvent fraternellement méprisés. Il ne suffit pas d'exercer un contrôle sur les mœurs et d'entretenir la dépendance des femmes pour assurer la croissance. Le rejet du mode de pensée centré sur les droits de la personne est une voie possible : sa conciliation avec la modernité est, comme le souligne Marcel Gauchet, problématique.

Les deux alternatives - sortie de la religion, maintien d'une structure politico-religieuse - sont ouvertes. Dans le premier cas, il faut être prêt à abandonner une part de soi-même, dans le second, une partie des avantages de la modernité.

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Mai 2017

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