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Femen n'est pas un bordel

Il faudrait inventer un prix pour la couverture journalistique la plus sexiste de l'année. Ne serait-ce que pour récompenser à sa juste valeur la façon dont certains confrères ont rendu compte du film de Kitty Green présenté à la Mostra de Venise:.
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Il faudrait inventer un prix pour la couverture journalistique la plus sexiste de l'année. Ne serait-ce que pour récompenser à sa juste valeur la façon dont certains confrères ont rendu compte du film de Kitty Green présenté à la Mostra de Venise: L'Ukraine n'est pas un bordel. Une plongée dans l'univers des premières années du mouvement Femen.

Que n'a-t-on lu dans la presse! Le film révélerait un secret inouï: il y aurait un homme chez les Femen (fichtre) et bien sûr il s'agit du fondateur et du "cerveau" (un homme dans un mouvement de femmes ne peut être que cette partie-là). Mieux, un cerveau malade... Un manipulateur, un patriarche, venu militer à Femen pour "trouver des filles". On le fait même parler comme une ordure, un vrai macho obtus: "Ces filles sont faibles. Elles n'ont pas un caractère fort. Elles n'ont même pas le désir d'être fortes. Elles se montrent soumises, molles, pas ponctuelles, et plein d'autres facteurs qui les empêchent de devenir des activistes politiques. Ce sont des qualités qu'il est essentiel de leur apprendre!" Le problème, c'est que très peu de ces articles ont été rédigés par des journalistes ayant vu le film qu'ils se régalent à citer. Cette mise en scène sensationnaliste, à partir d'extraits rapportés, est soit totalement sortie de son contexte, soit carrément malhonnête.

Personnellement, je connais l'existence et le rôle joué par Viktor depuis presque un an. C'est l'un des mille aspects abordés dans le livre que je termine pour les éditions Grasset sur Inna Shevchenko, la leader du mouvement. Même s'il est dit que des hommes militent à Femen, nous n'avons pas jugé utile de l'aborder dans le film co-réalisé avec Nadia El Fani pour France 2, Nos seins nos armes. Tout simplement parce qu'il s'agissait d'un détail assez anecdotique au regard de notre projet, non pas une enquête sur Femen mais le récit d'un combat féministe unissant des femmes de l'Est, de France et du monde arabe. En plus à cette époque, celle où nous tournions, Viktor n'était déjà plus qu'un militant parmi d'autres, et je savais déjà que Kitty Green lui consacrerait beaucoup de pellicule...

Première fausse alerte: la présence d'hommes au sein de Femen est tout sauf un scoop. Le mouvement n'a jamais caché être un mouvement mixte (ouvert à tous). Il compte depuis le début des avocats, des graphistes et des militants garçons, même s'il a trouvé une façon particulièrement ingénieuse de réserver la visibilité aux femmes: les seules autorisées à mener des actions et donc à apparaître. Personnellement, je trouve cette astuce absolument brillante. Tous les mouvements féministes, depuis les années 70, connaissent la difficulté de rester ouvert aux hommes sans les voir aussitôt présentés comme les "cerveaux", les donneurs d'ordres, ou monopoliser "naturellement" le magistère de la parole... La mésaventure arrivée aux Femen, malgré leurs précautions, prouve que ces travers patriarcaux sont toujours à l'œuvre.

Néanmoins, Viktor n'a jamais été caché. Il est cité dans les articles consacrés aux Femen par le journal Le Monde, il est présenté dans le livre paru aux éditions Calmann-Lévy, mais à sa juste place: un parmi d'autres, et non le maître absolu auquel on voudrait nous faire croire aujourd'hui. Viktor a beau être un homme, il n'est pas le fondateur de Femen. C'est Anna (la rousse qui n'enlève pas son T-shirt) et des militantes qui ont eu cette idée en voyant que toutes les filles de leur génération ne pensaient qu'à se marier. En revanche, Vitkor est un ami de longue date d'Anna. Il a joué un rôle certain dans sa formation intellectuelle marxiste. Il n'a commencé à s'intéresser à son mouvement lorsque celui-ci gagnait en notoriété (notamment avec ses brigades tentant de sensibiliser les touristes contre la prostitution). Là aussi, c'est très courant... Les mentors garçons ne s'intéressent aux mouvements de femmes que lorsqu'ils présentent un certain potentiel. En l'occurrence, Viktor s'est mis à venir à leurs réunions, parmi d'autres garçons, puis à prendre de plus en plus de place à table, comme beaucoup d'hommes. Parce qu'il était plus âgé, parce qu'il est intelligent (et oui ça arrive aussi aux hommes) et surtout incontestablement doué pour la stratégie et la communication. Jusqu'à prendre son rôle très au sérieux au fur et à mesure que le mouvement grandissait. Jusqu'à se montrer autoritaire et brutal, en paroles, avec ses camarades. Ce que le film ne dit pas, c'est qu'elles ont fini par le jeter hors du local pendant l'Euro 2012, après une action qu'il n'avait pas apprécié et qui le mettait hors de lui. Une fois de trop.

Il reste beaucoup à écrire sur la révolte de ces féministes contre un de leurs plus fidèles alliés, ayant fini par prendre, malgré elles, la place du patriarche qu'elles combattent en action. La déchirure intérieure, et même la rage, que ce sentiment a provoqué lorsqu'elles en ont pris conscience (au fur et à mesure que leur féminisme s'affirmait). Comme le dit très justement Inna, "soudain, nous avons réalisé que l'adversaire patriarcal n'était pas seulement à l'extérieur du mouvement mais aussi à l'intérieur". Ces deux-là ont souvent été en conflit. Une rivalité qui a joué un rôle certain dans la fuite d'Inna vers Paris, où ce mentor n'a plus prise... Après quelques semaines de quarantaine, Vitkor est redevenu le bienvenu au local des Femen à Kiev (qui vient de fermer). Mais contrairement à ce que semblent croire certains journalistes andro-centrés et surtout les milices en service commandé l'ayant tabassé à deux reprises à coups de poing américain (comme par hasard sur le cerveau), il n'est plus l'une des têtes pensantes du mouvement. Même s'il reste proche de ses fondatrices, et qu'il a joué un rôle déterminant dans les premières années de Femen.

Quel rôle exactement? Même lui ne semble pas se rendre justice dans le film. Il surjoue le rôle du "patriarche" que les filles lui ont maintes fois reproché. Ici, c'est à la fois son honnêteté et sa mégalomanie qui le perdent... Quand il explique que tous les hommes ne pensent qu'au sexe, que la réalisatrice lui demande s'il est lui même venu à Femen pour "trouver des filles", il hésite un long moment puis tente cette auto-analyse: "Peut-être, oui, quelque part dans mon subconscient". Une confession plutôt franche, presque de la vantardise. Car en réalité, en dehors du cercle des fondatrices et du noyau dur, Viktor a eu peu de contacts avec les militantes de Femen, essentiellement formées et entraînées par Sasha et Inna. Quand bien même, il lui serait arrivé d'avoir une aventure, où serait le problème? Femen n'est pas un mouvement de nonnes (elles ne font que se déguiser en nonnes pour attaquer les intégristes catholiques), mais un mouvement qui prône la liberté sexuelle.

Toujours dans le film, Viktor ne dit pas que les "militantes des Femen sont des êtres faibles". Il tente une pédagogie plus large, en expliquant que dans son pays, les femmes ukrainiennes sont élevées pour être faibles, soumises, et qu'il faut les coacher, parfois même les bousculer pour qu'elles s'endurcissent et deviennent des activistes. Sans doute a-t-il pris son exercice de coach un peu trop au sérieux. Au point de se prendre pour Lénine, ce bourgeois guidant la révolution des ouvriers. De là à en faire un homme anti-féministe qui les bat pour les envoyer au front, il y a un pas qui nie totalement la personnalité, la détermination et la motivation de ces militantes. Qui connaît Inna Shevchenko, sa force et son caractère, ne peut croire une seconde à la fable voulant qu'un homme l'ait poussé à attaquer le siège du KGB en Biélorussie, surtout pas Viktor avec qui elle a toujours entretenu des relations compliquées! Cela demande d'admettre que des femmes, même blondes, jeunes et ukrainiennes, peuvent être dures, fortes et avoir un cerveau...

Visiblement, ce n'est pas à la portée de tous.

À la décharge de ceux qui sont tombés dans le piège, il faut admettre que le film commet des maladresses. Pour servir sa dramaturgie, la réalisatrice ne montre pas les scènes de conflit entre les différentes têtes pensantes du mouvement, celles où elles brainstorment ensemble et peuvent mutuellement se hurler dessus. Le film omet de préciser que Viktor n'a pas contribué à imaginer toutes les actions de Femen, même ces années-là. Il commet surtout l'erreur de laisser le public croire à l'analyse extérieure et angoissée des parents de l'une des activistes: Sasha. Leur fille est tombée dans une secte avant de devenir Femen. Traumatisés et inquiets pour elle, ils sont persuadés qu'elle prend des risques à cause d'un gourou malfaisant (Viktor), à qui ils voudraient bien l'arracher. Une peur qui permet de se voiler la face: à savoir que leur fille (qu'ils destinaient à se marier et à être sage) est radicalement convaincue par le féminisme.

Mais il y a pire. Un moment carrément maladroit, qui accrédite l'idée de filles décérébrées suivant les ordres d'un manipulateur (ce que la réalisatrice, qui soutient Femen, ne veut pourtant pas dire). Une conversation téléphonique entre Inna et Viktor à propos d'une autre militante: Alexandra. Elle n'a pas suivi le scénario répété avec les filles la dernière fois et doit revenir à Kiev pour participer à une autre action. Les sous-titre en anglais du film font dire à Viktor: "Tu lui diras qu'on a donné 200 dollars pour la faire venir ici... dis lui qu'après le désastre de la dernière action, si elle ne fait pas bien l'action, elle ne sera plus invitée" (Alexandra avait oublié de mettre un masque important pour le scénario). La traduction est ambiguë. Elle fait croire qu'Alexandra a été payée pour faire l'action ! En réalité, Viktor se plaint du fait que le mouvement doit prendre en charge son billet de train de Donetsk à Kiev, et dit "Tu lui diras que son billet nous a coûté 200 dollars pour la faire venir ici..." Ce qui est évidemment très différent.

Contrairement aux fantasmes savamment entretenus par la propagande russe, le mouvement Femen n'est ni riche (c'est même le mouvement qui coûte le moins cher au monde), ni ne paie ses activistes pour mener des actions. Alexandra, Inna ou Oksana n'ont pas été payées pour attaquer le siège du KGB, quitte à se faire enlever en Biélorussie! Marguerite et Pauline ou Joséphine n'ont pas été payées pour aller soutenir Amina en Tunisie, quitte à faire un mois de prison! Ces filles, qui ont entre 20 et 26 ans, vivent dans un squatt, sans salaire, à l'aide de petits boulots qui leur permettent de se consacrer entièrement à leur combat féministe. Elles sont des dizaines à rejoindre le mouvement, à se battre pour les droits des femmes, à se lever contre l'injustice quitte à prendre des coups ou à faire de la prison... Sans avoir jamais rencontré Viktor! Ceux qui pensent pouvoir salir la force de leur engagement et leur courage, annuler tout ce qu'elles ont réalisé ensemble, simplement parce qu'un homme, un jour, a participé à Femen en Ukraine, doivent sérieusement faire leur autocritique. Ils n'ont pas un problème avec Femen, mais avec le féminisme en général.

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