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Des pots-de-vin aux quatre coins de Montréal

Des entrepreneurs ont dû payer des cols bleus et se disent victimes de chantage

Des pots-de-vin aux quatre coins de Montréal
Photo d’archives


Deux entrepreneurs dévoilent à notre Bureau d’enquête comment plusieurs cols bleus de Montréal leur demandent des pots-de-vin de 100 $, menaçant de les pénaliser s’ils refusent de payer.

«Salut. C’est la première fois qu’on se voit, j’pense. Tu sais comment ça marche ici, hein?» Normand (nom fictif) se rappelle parfaitement des mots prononcés par le col bleu qui lui a demandé un «pourboire» de 100 $ en 2014.

L’entrepreneur d’expérience était loin de se douter que cela marquerait le début d’une série de pots-de-vin qu’il devrait payer à des employés de la Ville pour réussir à mener à bien ses chantiers.

La culture du «pourboire», qui consiste à exiger un montant de 50 $ à 100 $ pour un service de la Ville, est répandue à Montréal, selon lui.

Elle irait même au-delà des arrondissements Ahuntsic-Cartierville et Ville-Marie, où travaillaient deux cols bleus qui ont été condamnés en février pour avoir reçu des pots-de-vin d’entrepreneurs (voir autre article).

Normand estime avoir payé à lui seul au moins six pourboires à des cols bleus dans les deux dernières années.

«Si tu ne paies pas, ils te font attendre. Pendant ce temps-là, ton chantier prend du retard et ça te coûte un bras», dit-il.

Ce dernier a exigé l’anonymat par peur de représailles puisqu’il fait encore souvent affaire avec la Ville de Montréal.

Des pots-de-vin aux quatre coins de Montréal
En octobre, Pierre-Yves Simard avait été congédié par la Ville de Montréal pour avoir extorqué des «pourboires» à des entrepreneurs. Accusé au criminel, il a plaidé coupable et reçu une sentence avec sursis au début du mois de février. Photo d’archives, Pierre-Paul Poulin

« Il veut que tu le paies »

Normand a collaboré avec les policiers de l’Escouade de protection de l’intégrité municipale (EPIM) de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) dans leur enquête sur les deux cols bleus récemment condamnés.

Il affirme avoir aussi informé les policiers à propos de deux autres arrondissements, Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles et Hochelaga-Maisonneuve, où il s’est également fait demander des pourboires au cours des dernières années.

«Je me souviens d’une fois, à Pointe-aux-Trembles, à la veille du congé de Pâques. Les cols bleus devaient connecter des tuyaux au réseau de la Ville et ils se traînaient les pieds. Il leur manquait du matériel. Ils retournaient au garage municipal, revenaient et puis repartaient. Je commençais à être vraiment frustré», raconte-t-il.

«Finalement, ça a trop niaisé et j’ai été obligé de sécuriser le trou pendant tout le long week-end. Ça m’a coûté un bras. À ce moment-là, mon opérateur m’a regardé et m’a dit: “Voyons, Normand. C’est clair. Le gars veut que tu le paies pour qu’il fasse sa job.” Je lui ai donné 100 $ et tout a bien fonctionné ensuite.»

Normand admet s’être rapidement fait à l’idée qu’un pourboire était exigé dans certains arrondissements, à tel point qu’il incluait le pot-de-vin dans la facture finale remise à ses clients.

«Je leur disais ouvertement que c’était pour ça. Évidemment, ça n’apparaissait pas dans la soumission, mais c’était calculé dans le prix final.»

Pour un « bon service »

Propriétaire d’une plus petite compagnie, Julien (nom fictif) a également collaboré avec les policiers.

«Il y a clairement une minorité de cols bleus qui font ça et je suis certain que ça fait suer leurs collègues qui sont pris entre l’arbre et l’écorce», illustre-t-il.

Il avoue ne pas savoir à quel point la pratique du pourboire est répandue, mais il se souvient avec précision de ce qu’il a vécu dans Ahuntsic, il y a plusieurs mois.

«Ils étaient trois cols bleus. Les deux autres ne semblaient pas au courant. Le plus âgé est venu me voir et a commencé à jaser. Il m’a dit que les entrepreneurs qui donnaient un bon tip recevaient un bon service. Et que ceux qui n’en donnaient pas recevaient un mauvais service. Il m’a dit que c’était 100 $ le service», a-t-il témoigné lorsque nous l’avons rencontré.

Ce dernier a également peur de parler à visage découvert. «Deux cols bleus ont été arrêtés, mais je croise leurs collègues tous les jours. Ça ne me tente pas de me faire briser du matériel “par accident”.»

Pris au piège

Normand et Julien ont payé des pourboires dans différents arrondissements et à différents moments. Mais chaque fois, disent-ils, le pourboire était demandé lors­qu’ils faisaient affaire avec le service de l’aqueduc et des égouts.

Selon nos sources, la «coupe d’eau» semble être particulièrement problématique. Cela se produit lorsque des entrepreneurs demandent à la Ville de raccorder les tuyaux d’un édifice en construction au réseau de la Ville.

Tant que le raccordement n’est pas effectué, le trou creusé pour atteindre les tuyaux doit demeurer ouvert, avec toutes les mesures de sécurité qui s’imposent. Les entrepreneurs sont donc pris au piège, dit Julien.

«Les cols bleus le savent. Quand le trou est creusé, ça coûte une fortune pour le garder ouvert. Ça leur donne un avantage», dit-il.

«Une job de coupe d’eau, ça coûte 7000 $ à 8000 $. On s’entend que le 100 $, tu le donnes assez vite pour que ça ne te coûte pas une fortune.»

Comme elle le fait habituellement pour ses dossiers, l’UPAC refuse de confirmer si une enquête est toujours en cours et si d’autres arrondissements sont dans sa mire.

Ce n’est pas fini

Normand espère que les récentes arrestations ont «calmé le jeu» à la Ville de Montréal. «Cette pratique était connue. Là, tout le monde marche les fesses serrées. Mais ce serait naïf de penser que c’est fini à jamais. Ce n’est qu’une question de temps avant que ça ne revienne comme avant», lance-t-il.

Julien se questionne aussi. «Honnêtement, j’espère que ça va se calmer. Les gars qui demandent des pourboires se rendent-ils compte qu’ils jouent leur fonds de pension là-dessus? Pourquoi demander de l’argent de plus alors qu’ils sont déjà très bien payés? Et sur le dos des contribuables, en plus! C’est tellement frustrant.»

Piégé par un policier

Deux cols bleus de la Ville de Montréal ont avoué avoir exigé des pots-de-vin à des entrepreneurs à sept reprises. L’un d’eux a même tenté d’obtenir un «pourboire» d’un policier infiltré.

Le 2 février dernier, Pierre-Yves Simard et Yves Deraiche ont tous les deux plaidé coupables à une accusation de fraude envers le gouvernement et écopé d’une peine avec sursis avec une probation de deux ans.

En octobre, notre Bureau d’enquête révélait l’arrestation des deux hommes qui ont demandé et accepté des sommes d’argent liqui­de de 50 $ à 100 $.

Dénoncé

Selon nos informations, c’est un entrepreneur, exaspéré, qui a contacté la Ville pour dénoncer ce stratagème il y a plus d’un an.

Plusieurs autres dirigeants d’entreprises ont ensuite été contactés par des policiers de l’UPAC pour corroborer les affir­mations du délateur.

Rien n’indique que les deux cols bleus se connaissaient ou travaillaient de concert.

Travaillant à l’arrondissement Ville-Marie, Pierre-Yves Simard a été congédié le 23 septembre dernier. Selon les propos entendus en cour, il aurait été impliqué dans trois «événements», dont un avec un agent d’infiltration.

Chef d’équipe des tuyauteurs dans Ahuntsic-Cartierville, Yves Deraiche a reconnu sa culpabilité pour cinq événements qui se sont produits de 2013 à 2015. Suspendu le 23 septembre, il a pris sa retraite de la Ville le lendemain.

Pas de contacts

Joints au téléphone, les deux hommes se sont refusés à tout commentaire.

Selon les conditions de leur probation, ils ne peuvent entrer en contact avec six entrepreneurs ou personnes ayant travaillé pour des compagnies de construction.

Le Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.

Les cols bleus montréalais

6500 membres au Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal

Prime de nuit de 0,98 $ à 3,19 $ l’heure

Taux horaire variant de 25 $ à environ 35 $ en 2015 pour différents corps de métier (plombier, électricien, mécanicien, égoutier, etc.)

2 à 6 semaines de vacances selon l’ancienneté

Source : Frédéric Rogenmoser, UQAM (Analyse socio-économique des conditions de travail des cols bleus de Montréal, mai 2016)

 

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