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Les chutes du Niagara n'existent plus

Les chutes du Niagara n'existent plus
TRiPORT

Les chutes du Niagara sont des merveilles de la nature qui n’ont en réalité plus grand chose de «naturel». Elles ont été domestiquées, apprivoisées. Au fond, leur destin est celui de la plupart des paysages qui renferment des ressources: la civilisation les «dénature» pour ses propres besoins, énergétiques le plus souvent. Mais dans le cas des Chutes, cette dénaturation a atteint des proportions inédites. Des proportions qu’on est en droit de juger problématiques.

Carte du dispositif hydroélectrique de Niagara Falls

Une histoire de «courant»

Ce n'est un secret pour personne: des deux côtés de la frontière, les chutes du Niagara sont utilisées pour produire de l’électricité. Beaucoup d’électricité. Grâce à des stations de pompage situées en amont des chutes et raccordées à de monstrueux tunnels souterrains, l’eau de la Niagara River est aspirée et envoyée dans les turbines des centrales en aval. Il y a 2 ans tout juste, un nouveau tunnel ultra-moderne a même été inauguré côté Ontario. Au dernier pointage, on parle quand même de 6% de la production totale d’énergie de cet état canadien et de 28% de sa production hydroélectrique. Pour l’état de New York, les chiffres atteignent respectivement 8% de l’énergie produite et plus de 55% sous forme hydroélectrique. Colossal.

Ce qu’on dit moins, c’est l’impact de cette production d’électricité sur les chutes. Plus précisément sur leur débit. Depuis la signature du Niagara Treaty en 1950, la quantité d’eau prélevée pour raison hydroélectrique est sévèrement réglementée par l’International Niagara Board of Control: hors-saison le débit minimal dans les chutes doit être de 1400 m3 par seconde ; pendant la période touristique, ce seuil est augmenté à 2800 m3. Histoire de préserver la magnificence du lieu, mais surtout de ne pas décevoir les visiteurs. Aaron Thompson, président de l'International Niagara Board of Control, précise:

«Au début du XXe siècle, la pression continue pour augmenter les capacités hydroélectriques risquait de dégrader la beauté du spectacle. Le Niagara Treaty a été signé essentiellement pour limiter la production d'énergie et fixer un débit minimum. Il a été conçu pour préserver les chutes du Niagara.»

Sans cette initiative, difficile de savoir ce qu'il resterait aujourd'hui de ce paysage. Reste une question: quelle proportion d’eau se retrouve effectivement dans les chutes après diversion? Comme le montre le graphique ci-dessous, pas beaucoup:

Aussi incroyable que ça paraisse, les 2/3 du débit de la Niagara River sont donc détournés. Mais ce chiffre n’est pas fixe. Comme stipulé dans le traité de 1950, il peut varier en fonction de la saison touristique. La New York Power Authority et l’Ontario Power Generation sont aujourd’hui capables de réguler très finement la quantité d’eau en circulation. Comme les producteurs d’un show, ils peuvent ouvrir et fermer le rideau quand ils veulent. Pour les horaires annuels du spectacle, voir ci-dessous:

Le plus éloquent dans ces données, ce sont les variations jour/nuit durant la saison touristique. Les centrales profitent clairement de l’obscurité pour pomper, comme en hiver, jusqu’à 75% du débit de la rivière. Mais à partir de 8h du matin, tout rentre dans l’ordre: on rouvre le robinet, et les chutes du Niagara remontent sur scène pour faire leur numéro. Ni vu ni connu.

Faire plus naturel

Comme le démontrent les recherches du Professeur Daniel McFarlane, historien de l’environnement, la manipulation des chutes ne s'arrête pas là. Dès les années 20, par exemple, le cours d’un affluent (la Welland River) a ainsi été purement et simplement inversé pour mieux capter le courant de la Niagara River à des fins hydroélectriques (les deux courants contraires sont parfaitement visibles sur cette photo satellite). Le Professeur poursuit l’inventaire:

«En 1931, le Special Niagara Board a sorti un rapport intitulé “Préservation et amélioration de la beauté des chutes du Niagara et des rapides”. (...) La section consacrée à la couleur est particulièrement fascinante. Un colorimètre avait été spécialement développé pour déterminer le débit qui donnait la plus jolie couleur turquoise à l’eau. Le rapport considérait en effet que cette teinte était supérieure à la couleur blanchâtre résultant d’un débit plus faible.»

D’après l’étude, l’embellissement des chutes passait aussi par une réduction de la brume qui gâchait le spectacle, une modification des berges dénudées qui enlaidissaient la vue et un ralentissement de l'érosion naturelle qui mettait en danger la symétrie des lieux. La conclusion des rapporteurs était sans équivoque: il fallait absolument assurer un débit suffisant pour garantir «une impression de volume». Des conclusions qui, selon le professeur, serviront de base conceptuelle aux travaux entrepris dans les décennies suivantes. Sans corroborer directement cette analyse, Aaron Thompson lui donne en partie raison:

«Entre 1953 et 1958, il y a eu effectivement des travaux d'excavation et de remblayages du côté américain (Goat Island) comme canadien (les berges de Horseshoe Falls). L'objectif était de distribuer l'eau de manière homogène d'une berge à l'autre et de créer un flux d'eau ininterrompu sur toute la largeur des chutes. On a aussi construit le Chippawa-Grass Island Pool Control Structure, un système de contrôle du niveau d'eau (visible sur cette photo satellite) équipé de 13 portes (18 aujourd'hui). Cette structure permet de préserver le débit de la rivière (...) et de s'assurer que le Lac Érié et ses affluents ne sont pas affectés.»

En tout, plus de 12 millions de $ seront ainsi investis pour modifier le site et minimiser les impacts causés par les diversions d'eau (voir aussi carte ci-dessous). Selon les officiels, l’objectif était de préserver la beauté des chutes. Mais de bien des manières, il s’agissait surtout de sauver les apparences.

Carte de Horseshoe Falls indiquant les travaux de 1950 et les effets de l’érosion

Protection ou dénaturation?

Il serait tentant d’évacuer l’embarras d’un haussement d’épaules. Après tout, ces aménagements sont le lot de tous les barrages de la planète. Ils servent à produire une énergie propre et nous permettent de profiter du spectacle. C’est probablement pour cela que les organismes officiels ne dissimulent pas cette réalité. Aaron Thompson assure d'ailleurs:

«L'International Niagara Board of Control tient des réunions publiques tous les ans pour expliquer ses activités et répondre aux questions du public. Je suis Président de l'Organisation depuis 2011 et je n'ai reçu aucune plainte concernant les questions que vous soulevez.»

Pourtant, impossible d’évacuer complètement le problème. Reprenons les faits. Sous prétexte de protéger un site de la main de l'homme, on l'a dénaturé. Pour atténuer l'impact de l'industrie, on l'a ingénié. Pour lui redonner un air naturel, on l'a modifié. Et dans le même temps, on n’hésite pourtant pas à le promouvoir pour sa magnificence, à le vendre comme une «merveille naturelle», à en faire une icône du «wilderness». Cette position est intenable. L’argumentaire publicitaire se heurte au mur de la réalité: les vraies chutes du Niagara n’existent pas. Ou plutôt elles n’existent plus. Ce qu’il reste aujourd’hui des chutes originelles, c’est un trompe l’oeil manipulé par la technologie, un simulacre de paysage naturel qu’on tend aux touristes. Le Professeur McFarlane acquiesce:

«Ces efforts pour modifier les chutes du Niagara symbolisent l’écueil de notre ultra-modernité. Du fait de notre foi dans les progrès techniques et scientifiques, nous autorisons les gouvernements et les sociétés à contrôler et ordonnancer la nature de manière à maximiser ses bénéfices, tout en maquillant les conséquences. Alors que les autres projets hydroélectriques à grande échelle débouchent logiquement sur des transformations radicales du paysage, ici on a renversé ce principe: (...) dans un accès d’orgueil, l’expertise humaine a voulu améliorer les chutes en les aidant à avoir l’air plus naturelle. Ce qui est contradictoire sur bien des plans.»

Que faire de toutes ces contradictions? En fonction de son point de vue, on choisira de regarder les chutes à moitié pleine (l’essentiel a été préservé), ou à moitié vide (l’essentiel a été trahi). Mais reste que leur double exploitation (énergie + tourisme) nous renvoie à notre formidable hypocrisie vis-à-vis de la Nature: elle doit être assez apprivoisée pour qu’on puisse l’exploiter, mais on la veut assez sauvage pour continuer à l'admirer. Les plus pragmatiques argueront à raison que toute civilisation a un prix. On leur répondra que celui affiché sur les chutes Niagara est bien trop bas pour être honnête.

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