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Donner un sens au terrorisme pour mieux le combattre

Le jihadisme devrait à la fois être étudié et combattu comme un tout cohérent, et non comme la seule association d'itinéraires individuels.
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Ce billet de blogue a été initialement publié sur Le HuffPost France qui est partenaire de la Villa Gillet pour Mode d'emploi: un festival des idées

La menace jihadiste n'a jamais été aussi élevée, nous disent avec une inquiétante insistance les chefs des services de sécurité et de renseignement, au Canada, aux États-Unis ou en Europe. Dans d'autres circonstances, peut-être pourrait-on les soupçonner de jouer avec nos peurs, mais les échos en provenance, notamment, des administrations spécialisées, ne font que confirmer, parfois spectaculairement, les craintes des responsables sécuritaires et politiques.

Le danger semble partout, porté par des individus isolés agissant seuls ou pour le compte d'organisations extérieures, par de petites cellules autonomes, voire par des réseaux parvenant à échapper à la surveillance des autorités. Leurs cibles sont innombrables, faciles à frapper, et on ne les trouve plus seulement dans les capitales. L'attentat à l'aide d'explosifs a perdu de son attrait, essentiellement en raison de son caractère aléatoire et de ses contraintes logistiques, et les jihadistes, redécouvrant les évidences des décennies passées, privilégient désormais les fusillades et les prises d'otages afin de produire le plus grand effet.

Qu'est-ce que le terrorisme?

Aucune démocratie ne peut se prévaloir, dans son histoire, d'avoir été épargnée par le terrorisme, quelle que soit la cause défendue. Des mouvements autonomistes ou indépendantistes aux groupes révolutionnaires d'extrême gauche, en passant par les mouvements d'extrême droite ou l'importation de conflits extérieurs, nombre de nations démocratiques ont été visées par la violence terroriste, justement en raison de la nature de leur régime.

Le terrorisme, en effet, cherche à peser sur la politique d'un État en frappant sa population, intrinsèquement vulnérable, qui, par ricochet, exigera de ses gouvernants qu'ils agissent, que ce soit en ripostant ou en ouvrant un dialogue avec les auteurs et/ou les commanditaires des violences.

Les forces politiques qui choisissent le terrorisme, après tout un mode opératoire parmi d'autres, s'engagent sciemment dans une voie, qu'elles peuvent ensuite quitter, ou qui peut, au contraire, devenir leur seule option. Placés dans une impasse, certains groupes, comme le Groupe islamique armé (GIA) algérien, ont ainsi, délibérément choisi à partir de 1997 de procéder à des massacres de civils sans d'autre objectif que la violence elle-même. D'autres mouvements ont pu choisir de cesser les violences, qu'ils aient été militairement vaincus, qu'ils aient réalisé que leur stratégie était sans issue, ou qu'ils aient été capables de créer avec les autorités les conditions d'une sortie de crise, toujours aléatoire.

Les cas, malheureusement, de renoncement à la violence de la part de groupes jihadistes sont rarissimes. Sans doute pourrait-on évoquer le cas de la Gama'a Islamiya, qui annonça en 2003 son abandon du terrorisme, ou du Front islamique de libération Moro qui, depuis des années, est engagé avec le gouvernement philippin dans de difficiles négociations, mais ces groupes font exception dans une mouvance qui, depuis son apparition, n'a jamais cessé de croître, de gagner en dangerosité et de recruter des adeptes et des combattants.

La croissance des groupes jihadistes

Cette croissance, ininterrompue depuis la fin des années 1970 et l'attaque de la Grande mosquée de La Mecque, n'a pas été immédiatement perçue dans les pays occidentaux. Il fut alors estimé, avec un brin de condescendance, que ces événements n'étaient que la nouvelle manifestation des turbulences que certains estiment être une des caractéristiques du Moyen-Orient. L'émergence des groupes jihadistes, en Algérie ou en Égypte, a ainsi souvent été perçue comme la seule conséquence de crises économiques, sociales et politiques - réelles, d'ailleurs - selon une lecture déjà dépassée à l'époque. L'irruption, dans d'autres pays plus prospères, plus apaisés (en apparence), de sympathisants jihadistes a cependant conduit à d'autres constatations.

Avec le recul que nous donnent presque trois décennies de lutte, on sait désormais que le jihadisme, idéologie radicale sans raffinement mais dotée d'un réel pouvoir de séduction, propose des solutions politico-religieuses à tous les problèmes du monde, et phagocyte ainsi des phénomènes aussi divers que les conflits irrédentistes, les inévitables désordres postrévolutionnaires, les crises de gouvernance, et les soubresauts permanents du monde, loin des illusions de paix perpétuelle.

Al-Qaïda, née d'un premier choc majeur, en Afghanistan, se voulait - et se veut encore - une avant-garde de la révolte mettant à terre un ordre ancien et les régimes honnis qui en bénéficiaient (au Moyen-Orient) ou qui l'imposaient (les grandes puissances du Nord et leurs clients).

L'État islamique, à la fois héritier et dissident d'Al-Qaïda, a franchi une étape et, profitant de la fin d'un système régional et d'une crise mondiale, impose son agenda et crée sa propre assise territoriale, sans que quiconque ne soit manifestement capable d'enrayer son expansion, ni son recrutement au sein de sociétés que certains pensaient insensibles à son idéologie.

Il faut analyser le jihadisme comme un «tout cohérent»

La montée du jihadisme, la menace (pas seulement) terroriste qu'il porte, son coût humain, ses conséquences politiques, diplomatiques, militaires, juridiques, sociales même, ne peuvent être simplement expliquées, malgré l'obsession de quelques-uns, par les ressorts personnels.

Comme tout phénomène de cette ampleur, le jihadisme, qui recrute dans nombre de sociétés sans jamais correspondre aux explications simplistes nonchalamment véhiculées (chômage, influence supposée délétère des jeux vidéo, d'Internet, pathologies mentales, etc.) et jamais corroborées par la communauté scientifique, devrait à la fois être étudié et combattu comme un tout cohérent, et non comme la seule association d'itinéraires individuels.

Évalue-t-on, en effet, une tendance historique à la seule lumière des motivations personnelles de ceux qui, au plus bas de l'échelle, lui donnent vie? Doit-on comprendre la colonisation de l'Amérique du Sud par les conquérants espagnols et portugais simplement en recensant les motivations des plus simples des soldats? Explique-t-on la stratégie d'un État par les motivations des soldats qu'il a enrôlé dans les rangs de son armée?

L'indispensable étude des cas individuels, le cas échéant dans une logique de déradicalisation, ne devrait donc pas conduire (à supposer, de plus, qu'elle soit faite avec sérieux et non en accumulant les lieux communs et les présupposés) à une politique qui ne serait construite qu'en réaction au jihad, sans jamais dépasser un volet répressif - indispensable mais incomplet. Il semble indispensable et urgent d'associer le travail réalisé sur les individus à celui effectué au sujet des logiques profondes du jihadisme, sa diversité et ses cohérences ou incohérences, ses ambitions, politiques, religieuses et territoriales, ses capacités réelles ou fantasmées. Refuser par aveuglement, par confort, en raison de certitudes datées ou d'analyses biaisées, de prendre la mesure du phénomène revient à s'y soumettre en n'étant jamais capable, puisque ne l'ayant pas compris, de le combattre réellement et efficacement.

Yves Trotignon interviendra dimanche 22 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "Le terrorisme aujourd'hui".

Mode d'emploi est conçu et organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances. Ce festival est soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication, le Centre national du livre, la Région Rhône-Alpes et la Métropole de Lyon.

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