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Une mauvaise histoire «nationale»: l'appui donné au Québec à un criminel de guerre

Il y a 65 ans, à l'automne de 1948, éclatait au Québec une controverse majeure, l'affaire Bernonville. L'occultation qui entoure après tant d'années cette saga juridico-politique la classe avec éloquence dans la catégorie des mauvaises histoires, celles dont on ne parle pas et dont il ne faut pas parler, encore qu'il en existe plusieurs autres comme elle qui subissent le même sort...
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Au Québec, il y a de bonnes et de moins bonnes histoires « nationales », pourrait-on dire. À l'heure où le gouvernement du Parti québécois vient d'annoncer son intention d'instaurer dès l'automne 2014 un cours obligatoire au niveau collégial sur l'histoire nationale du Québec contemporain, il n'est pas inopportun de se pencher sur le cas de l'une de ces histoires qui n'obtient pas la note de passage.

Il y a 65 ans, à l'automne de 1948, éclatait au Québec une controverse majeure, l'affaire Bernonville. L'occultation qui entoure après tant d'années cette saga juridico-politique la classe avec éloquence dans la catégorie des mauvaises histoires, celles dont on ne parle pas et dont il ne faut pas parler, encore qu'il en existe plusieurs autres comme elle qui subissent le même sort...

Chargé d'affaires aux questions juives, puis tortionnaire et chasseur de résistants, le chef milicien Jacques de Bernonville travaille main dans la main avec la Gestapo et Klaus Barbie, dit le « boucher de Lyon », pendant l'Occupation de la France. Il est payé par les nazis pour le faire et reçoit régulièrement sa solde de la Waffen SS. Mais au moment de la Libération, le bourreau nazifié doit se terrer, pourchassé qu'il est par ceux, entre autres, qu'il avait auparavant traqués et suppliciés. Grâce à des complicités au sein du clergé catholique, l'ex-chef de la deuxième unité de la Franc-Garde se cache dans différents monastères et parvient à fuir au Québec en novembre 1946 sous un nom d'emprunt. L'homme débarque ici, ô pertinente idée, déguisé en prêtre.

Deux ans plus tard, il se voit toutefois montrer la porte. Jacques Benoit, alias Jacques de Bernonville a été identifié par un ancien résistant et il est menacé d'expulsion. C'est dans ce contexte qu'il reçoit le soutien actif de plusieurs notables du Québec, lesquels s'affichent toujours comme sympathiques au maréchal Philippe Pétain, l'ancien chef du gouvernement de Vichy qui est maintenant interné depuis la fin de son procès à l'île d'Yeu.

Les mandarins se mobilisent pour empêcher le gouvernement fédéral de renvoyer leur héros en France pour qu'il y soit jugé. Et puis rapidement, ils métamorphosent leur homme en cheval de bataille. Bernonville incarne désormais pour eux la cause de l'immigration française au pays, et c'est à la hussarde que dignitaires et faiseurs d'opinions enfourchent la nouvelle monture.

Ce sont les élites cléricales et nationalistes de la province qui prennent en majeure partie la défense du fugitif. L'un de leurs arguments principaux consiste à traiter de « francophobes » les médias et les personnalités du Canada anglais qui s'objectent au séjour prolongé du collabo et à les accuser de se complaire dans ce que plusieurs appelleraient aujourd'hui du « Québec bashing ».

Mais se juxtapose à cette crise fabriquée au nom de l'identité une lutte idéologique puisqu'un clivage manifeste trahit les forces en présence. Les sympathisants du comte aimeraient bien l'ignorer, mais il se rencontre dans la province des gens de lettres de langue française qui s'opposent au tortionnaire. Ils se recrutent en partie chez les intellectuels libéraux qui, au contraire des supporteurs de Bernonville, avaient été gaullistes durant la guerre. Ce regroupement aux effectifs clairsemés fait toutefois face à une solide organisation composée de bonzes nationalistes et de nostalgiques de Vichy qui semblent désormais animés par le singulier projet de transformer le Québec d'après-guerre en un sanctuaire du vichysme sur la planète.

Opposés lors de la Seconde Guerre mondiale à l'enrôlement obligatoire pour le service outre-mer, les élites chez les activistes pro-Bernonville refusent maintenant d'entendre et ferment les yeux sur les informations les plus compromettantes concernant leur protégé. Les membres de cet establishment ne veulent pas en savoir davantage et se convertissent de manière volontaire en apôtres sourds et aveugles voués au service de leur homme-cause. Pour reprendre la sagace formule de Jonathan Littel dans son roman Les Bienveillantes, ils en savent assez pour savoir que mieux vaut ne pas en savoir plus.

Au même moment, des publications comme le magazine américain Time discernent pourtant ce qu'il y a à voir chez l'individu. Car les preuves en rapport avec son passé de criminel de guerre existent et elles circulent. Elles sont publiées dès cette époque pour qui veut les lire.

La tempête politique qui secoue le Canada au sujet de cet ancien persécuteur de Juifs dure pendant près de trois ans et place le gouvernement fédéral de Louis Saint-Laurent sur la défensive. Ottawa adopte dans cette affaire une attitude attentiste, non guidée par les principes, et se montre avant tout soucieux d'endiguer les vagues nuisibles à l'unité nationale, celles que suscitent toutes ces démarches, interventions et discussions enflammées.

Il faut dire que la controverse voit constamment ses braises attisées par des exercices de désinformation. C'est, au demeurant, à un véritable détournement de débat que les citoyens de la province et du reste du pays assistent au cours de cette période et la saga ne doit sa fin abrupte qu'à un nouvel exil de Bernonville, cette fois au Brésil en 1951 où il sera assassiné 20 ans plus tard.

Symbole d'une insensibilité à l'atrocité qu'une classe dirigeante s'administre pour mieux mobiliser les foules dans une cause qu'elle entend remporter, cette incroyable campagne d'appui est depuis ce temps un chapitre tabou de l'histoire du Québec. Le silence règne toujours sur cette fille de la crise de la conscription et il y a quelques raisons à cela.

L'affaire Bernonville représente une tache sombre plaquée sur l'idéologie qui domine au Québec, c'est-à-dire le nationalisme. Elle ne contribue pas, par ailleurs, à renforcer le modèle d'identité québécoise tel que souhaité par les ténors qui ont voix au chapitre, et cela d'autant que Camille Laurin, le père de la Charte de la langue française, a soutenu à l'époque, à l'âge de 28 ans, le comte de Bernonville; ce « nazi français » pour reprendre l'expression qu'avait employée au moment de son assassinat le député Michel Rocard à l'Assemblée nationale française, à Paris. De même que le gouvernement de Stephen Harper cherche présentement à donner un coup de fouet au patriotisme chez les Canadiens en mettant en exergue les exploits militaires du pays, « l'amnésie » qui entoure cette affaire s'inscrit à l'intérieur d'une volonté de façonner une mémoire orientée, mais dans le cadre en revanche d'un projet plus global de conditionnement culturel et qui s'échelonne sur une longue durée.

Ce silence est par conséquent révélateur. Il doit être mis en parallèle avec les manœuvres politiques qui visent à étouffer les voix discordantes chez les historiens et telles que j'en donne un exemple dans l'introduction à la nouvelle édition augmentée qui paraît ces jours-ci de L'affaire Bernonville. Car, en terminant, autant il existe au Québec de bonnes et de mauvaises histoires « nationales », autant il y a en corollaire les bons historiens et puis les autres qu'il s'avère malséant de lire. Lorsqu'ils sont porteurs de sujets sacrilèges en regard du projet d'identité en question, ces derniers ne se voient bien souvent accordée que la violence de l'ostracisme.

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