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Encore pour la première fois

Je savais bien à quoi il faisait référence, mais ça n'avait rien à voir, et puis je ne voulais pas prononcer ce mot qui me rendait mal à l'aise: nazi.
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Ils étaient là depuis quelques heures, le temps d'enfiler quelques pintes. Mariés l'un à l'autre, très beaux, ils donnaient pourtant l'impression d'en être à leur première rencontre. Un peu fébriles, une force passionnée habitant leur regard. Ils se faisaient rire, souvent, et parlaient de littérature et de philosophie. En plein dans mes cordes. Mais bon, c'est vrai que je ne saisissais rien de leur conversation, sinon ces quelques rares noms pigés au hasard de leurs phrases: Schopenhauer, Goethe, Nietzsche et Dürrenmatt. Je coulais mes bières en me laissant bercer par le son de leur langue.

Oui, je suis barman. Et eux, ils étaient Allemands. C'est du moins l'impression que j'en avais.

Je n'osai pas interrompre leur conversation, si absorbés qu'ils étaient l'un de l'autre, mais au moment de payer, je leur demandai, pour le plaisir (la conversation était en anglais, je traduis ici pour faciliter la lecture):

-Vous venez d'où?

-Allemagne.

-C'est ce que je croyais. Vous sonniez Allemands.

J'ai dit ça sans malice, un sourire de service à la clientèle plein la face, mais lui n'a pas aimé ça.

-Qu'est-ce que tu veux dire?

-Oh, je ne parle pas l'allemand, mais je reconnais sa musicalité pour l'avoir entendue souvent par le biais de votre cinéma.

-Tu sais, on ne porte plus ces casques de métal avec un pic sur le dessus.

Il était froissé. Je savais bien à quoi il faisait référence, mais ça n'avait rien à voir, et puis je ne voulais pas prononcer ce mot qui me rendait mal à l'aise: nazi.

-Je voulais simplement dire que j'avais aimé écouter la musique de votre langue.

Il ne comprenait pas. Il m'a dit que sa langue était dure et incarnait la violence. Forcément, je me moquais de lui. Il m'a fallu évoquer le plaisir que j'avais à écouter les différents accents qui donnaient chaque fois une nouvelle musique à ma propre langue. C'est sa copine qui m'a fait un grand sourire, en me répondant:

-Comme celui du Sud de la France? Ces «g» qui arrondissent la fin des mots?

C'était exactement ça. Elle avait étudié sur la côte méditerranéenne et parlait un peu français. Son copain était déjà parti, disparu dans le brouhaha derrière. Elle m'a remercié en l'excusant, puis est allée le rejoindre, avalée par la ville.

J'ai d'abord pensé que ce devait être lourd de porter un tel héritage. Cet homme avait trente ans, au plus, probablement né dans les années 1980. Et pourtant, il y avait cette chose qui lui collait à la peau, qui avait eue lieu quarante ans avant sa naissance. Cette horreur, vraisemblablement, tintait son identité, et elle était indissociable de sa nationalité. Il était Allemand, pays de l'horreur nazie.

Comme moi, vous connaissez certainement quelques histoires que vos grands-parents vous ont racontées, pendant un souper familial. C'est une richesse, un accès privilégié à un autre temps, à d'autres mœurs. À l'intimité de nos aïeux, aussi, qui ont vécu des décennies avant que nos chemins se rencontrent enfin. Mais qu'importe ce que mes grands-parents ont fait dans leur jeune temps, il n'est aucun méfait, aucune sottise, aucune parole qu'ils aient proférés qui me procure une culpabilité. Mes grands-parents ont leur vie, et moi j'ai la mienne. Ce qu'ils sont est une félicité pour moi, et surtout pas un fardeau.

Mais pour cet Allemand, l'horreur qu'ont vécu ses ancêtres, dans leur jeune temps, pèse encore sur lui.

J'étais un peu froissé de la façon dont il avait accueilli ce que je voulais être une parole gentille, mais je ressentais alors une forte empathie pour lui. S'il s'était si spontanément mis sur la défensive, c'est probablement parce qu'il avait été trop souvent confronté à des gens qui ne faisaient pas la différence entre nazisme et Allemagne. À des gens qui, grossièrement, manquaient de tact.

Mais vous savez comme la nuit peut nous révéler à nous-même. Le lendemain, mon empathie pour cet homme était intacte, mais je voyais les choses autrement. Ce qui m'importait désormais n'étaient plus ces êtres hypothétiques qui, par raccourci fallacieux, auraient mêlé nazisme et Allemagne. Plutôt, je cherchais la raison du raccourci que mon client avait emprunté pour lier le nazisme à ma phrase: «Vous sonniez Allemands.» Et il me semblât alors que c'était une foi vacillante en l'humanité.

Rien de moins.

Parce qu'il a déjà été confronté à des gens idiots, il a entendu un barman évoquer l'Allemagne et il s'est dit: «Ça y est, un autre.» Quel malheur. C'était une soirée heureuse, il prenait quelques verres en voyage avec cette femme qu'il aime. Je lui avais conseillé quelques bières qu'il avait appréciées, et voilà qu'il devait à nouveau subir les coups d'un passé qui ne lui appartenait pas. Tout ça parce qu'il m'a lui-même porté de viles intentions. Un jour, il avait été ouvert, naïf peut-être, et aujourd'hui, le voilà qui était méfiant.

Nous nous éveillons au monde en apprenant de nos erreurs, et en vieillissant la vie nous semble parfois reconnaissable. Comme si elle n'était qu'une perpétuelle répétition d'elle-même. Le quotidien porte son lot d'écueils et de redites, nous confrontant trop souvent à la bêtise humaine. À la nôtre, aussi. À l'instar de mon client, j'ai été souvent déçu, et parce que notre disposition au monde n'est pas toujours excellente, il arrive que l'humanité nous pèse.

Reste qu'il y a une différence entre esprit critique et méfiance, et à trop lever les boucliers, on en oublie d'ouvrir nos bras ou, plus simplement, de s'ouvrir à l'expérience humaine. Et si on veut que le monde change, si on veut que le monde évolue, il faut d'abord s'ouvrir à ce qu'il ne soit pas tel que nous le concevons. Plutôt que d'imiter mon client qui s'est empressé de reconnaître la bêtise humaine, peut-être pourrions-nous rencontrer le monde encore, pour la première fois.

Nous pourrions être surpris.

Ce texte a aussi été publié sur mon blogue: www.retailles.com

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