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Enweille la grosse!

Je regardai le mastodonte avant de diriger mon regard vers la jeune femme; je pouvais lire la détresse dans son regard, ne sachant pu trop où se cacher.
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« Enweille la grosse! », ces trois mots ont retenti alors que je faisais la file à l'épicerie, voilà quelques jours. Comme à l'habitude, petits plaisirs de la vie exigent, je feuilletais la circulaire de l'endroit afin de m'assurer de ne pas avoir raté un item en spécial. Vous avez raison, quel radin! Les paroles désobligeantes m'incitèrent toutefois à lever la tête pour voir ce qui se passait. Un homme d'une trentaine d'années, à la stature costaude et à la voix grave, en rajouta : « Enweille la grosse, osti on n'a pas toute la journée! ».

Je regardai le mastodonte avant de diriger mon regard vers la jeune femme ; je pouvais lire la détresse dans son regard, ne sachant pu trop où se cacher. Comme les vingt autres clients qui faisaient également la file, elle préféra se retourner plutôt que de répondre ; elle choisit le silence à une humiliation prolongée. Je peux certainement la comprendre. Néanmoins, je me dis : « Bordel, y'a vraiment personne qui va intervenir » ; je me suis donc permis d'agir, non pas en sauveur, mais comme citoyen concerné par les propos et le comportement, de ce que je qualifierais, d'un imbécile : « Hey, le respect et la politesse tu ne connais pas ça ? ». Il me répondit : « Toé le gros, mêle toé de tes affaires, crisse. La grosse à l'a juste à avancer ». J'étais sidéré qu'une personne puisse ainsi insulter gratuitement des inconnus dans un lieu public. Il va sans dire que j'étais encore plus stupéfait par la non-réaction des clients et des employés du magasin. Ah, cette société du Me, Myself and I, où l'individualisme et le «chacun pour soi» règnent en maîtres.

Malgré le caractère anecdotique de l'évènement, cela m'a fait prendre conscience d'un réel problème, soit celui de l'esthétisme triomphant. Mes chers(ères) ami(e)s, le paraître a définitivement supplanté l'être, au point où le physique est aujourd'hui devenu un paradigme social, voire un outil de reconnaissance individuel, et ce, peu importe les qualités intrinsèques (ou l'absence de celles-ci) d'un individu.

Le dindon devant moi avait certes compris, depuis belle lurette, cette convention sociétale. Voilà un pattern qui semble se répéter malheureusement trop souvent : bel homme, musclé, lookin, sportif qui, par je ne sais quelle logique, s'estime supérieur aux autres. Oui, un véritable douchebag ambulant, conscient de son statut (ou de sa stature ?) - qu'il autoqualifierait surement de « Dieu grec » avec un air de suprématie si on lui demandait - qu'il emploie à merveille pour dénigrer les personnes qui n'atteignent pas « ses » normes de beauté... ou est-ce les standards exécrablement établis par notre société du paraître ? Il y a certainement un peu des deux, car nous vivons, comme l'a si bien chanté Mononc Serge, dans une société dominée par l'apparence, dans laquelle ce sont les minces qui plaisent, et où les autres n'ont pas leur place :

[...] Quand il regarde l'écran,

Le public se projette,

Dans l'acteur, la vedette,

Il veut donc des gens beaux,

Et non pas des jambons,

Des boudins, des laiderons,

Des vieillards ou des gros [...]

[...] Ils boudent les pachydermes,

Et les rhinocéros,

Ils aiment quand on voit l'os,

Saillir sous l'épiderme.

Non, il n'y a pas d'espoir,

Aucune échappatoire,

Quand on a trop de chair,

On est marqué au fer [...]

Donc, un peu des deux disais-je, mais il ne faut pas jouer à l'autruche non plus ; les normes de beauté sont véhiculées par la publicité, le marketing, les personnalités publiques, que ce soit par leurs discours, leurs représentations ou leur présentation. Et que dire de la mode qui massifie ces standards?

D'ailleurs, si nous voulons parler de poids, parlons-en! De fait, je ne comprends toujours pas l'intérêt et la pertinence de diviser certaines boutiques selon la taille des individus. J'attends toujours qu'on en parle, qu'un chroniqueur en parle, qu'une féministe pète une crise, à raison, car cette pratique ne vient-elle pas conforter les stéréotypes, en plus d'accroître la stigmatisation de certaines personnes ?

On détourne le regard, juste à côté, vers la boutique pour les gens « normaux » et l'image que l'on voit devient rapidement celle que l'on veut être ; on veut faire partie de la norme et non de la marge. C'est ça le modèle de différenciation péjorative qui cherche à normaliser chaque individu. En peu de temps, on en vient à croire que l'éloge de la minceur est un discours justifiable et même conforme à la réalité. Pourtant, les stéréotypes popularisés par les différentes plateformes médiatiques, culturelles et commerciales sont très très loin de la réalité. Et que dire de la féminité authentique ? Est-ce les mannequins à la télé ? Ceux dans les rayons chez Simons ? Est-ce le résultat exclusif de la taille du jeans ou de la grosseur du buste ? Non! La féminité est plurielle et éclectique. N'est-ce pas ça la vraie beauté féminine ?

Conséquemment, la propagation des standards du paraître soulève indûment la question de la légitimité. Ainsi, les gens qui subissent les contrecoups de cette fausse normalité en viennent à remettre en cause leur existence, leur importance et leur individualité. Ils en viennent à croire en la pertinence et le bien-fondé des standards, ainsi qu'à considérer la raison d'être des paroles humiliantes qui leur sont adressées. Souvent, ils sont poussés simultanément et paradoxalement vers, d'une part, l'envie de paraître eux aussi et, d'autre part, un état psychologique qui frôle la dépression. Les douleurs sont vives et les répercussions sont nombreuses pour ces personnes, alors que collectivement, par le biais de notre attitude complaisante et de nos comportements (notamment consommatoires), nous participons à leur destruction individuelle et, par le fait même, à sa légitimation.

Nous sommes donc tous à blâmer. Dès notre plus jeune âge, on nous enseigne à paraître, on nous apprend à confondre le réel et le superficiel : « Mais, qu'est-ce que les gens vont penser ? ». Oui, on nous inculque à paraître avant d'être... soi-même. Il y a, de toute évidence, un déficit au niveau de l'éducation sociale et parentale, une véritable problématique sur le plan des valeurs qu'on transmet et qu'on encourage. Or, si seulement les gens pouvaient se rappeler des sages paroles un jour transmises par le renard alors qu'il faisait la rencontre du Petit Prince (Saint-Exupéry) : « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux »...

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Avril 2018

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