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Refuser le choc émotionnel des civilisations

Que l'on considère que la mondialisation ait créé des injustices ou des améliorations, ce qu'il importe de voir c'est l'impact de ces changements: la mise en place d'émotions impliquant l'Autre.
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Depuis les années 90, nous assistons à une transformation du monde, de sa structure, et de son fonctionnement. Les idées n'animant plus les débats, les identités s'en sont chargées et nous sommes passés d'un monde des idéologies à un monde des identités. C'est ainsi que de l'équilibre de la terreur il ne reste que le sentiment de peur lui-même, dont les récents évènements, qu'ils soient géopolitiques, sanitaires ou économiques, et la pression médiatique qu'ils engendrent sont des sources évidentes. Puisque l'équilibre de la terreur n'assure plus la stabilité dans un monde en mutation constante, il faut maintenant construire l'équilibre des émotions.

Les enjeux de notre temps ne se résoudront pas selon le prisme actuel.

Qu'il s'agisse de la menace sanitaire reflétée par le virus Ebola, des risques climatiques, ou des craintes liées au Daesh, aucun de ces troubles ne sera réglé au milieu du puzzle de frontières que nous avons maladroitement dessinées. L'action de groupes armés comme Al-Qaida était un terrorisme idéologique : anti-communiste souvent, anticapitaliste parfois. Aujourd'hui, le terrorisme du Daesh est anti-Occident et reflète donc, cette fois, un pur rejet identitaire. Ce terrorisme-là est né d'un écartèlement entre des cultures, des peuples, des croyances, et plus particulièrement des contextes émotionnels basés sur le rejet de l'Autre que cette négation a créés. C'est en prouvant que la dichotomie instaurée pendant la guerre froide dans un monde divisé entre « le bien » et « le mal » (arbitraient qualifiés) ne peut et ne doit pas être transformée en une opposition entre Moi, et l'Autre dans le monde actuel des identités, qu'il faut espérer le vaincre. Le terrorisme ne sera ni résolu par le monde arabo-musulman, ni par les « puissances » occidentales : c'est au contraire en prouvant que ces oppositions identitaires ne sont pas légitimes que cette menace pourra être dépassée.

Plus qu'à ces oppositions, déjà étudiées, c'est aux émotions qu'elles font émerger, aux contextes passionnels des sociétés qu'elles créent qu'il faut désormais s'intéresser. Trop longtemps, le regard a été uniquement porté sur les conséquences structurelles des inégalités, sans en analyser leurs implications émotionnelles. Eugène Varlin disait « Tant qu'un homme pourra mourir de faim à la porte d'un palais où tout regorge, il n'y aura rien de stable dans les institutions humaines ». Ce que nous devrions aujourd'hui, dans un univers mondialisé et hyper-connecté, être capables d'entendre, c'est en réalité « Tant qu'un homme manquera de confiance en ce que l'altérité représente, alors il n'y aura rien de stable dans les institutions humaines ».

L'objectif n'est pas d'ouvrir le débat sur les méfaits de la mondialisation (qui n'ont d'égal que ses bienfaits !), mais de souligner le nouveau cadre de lecture qu'elle impose. Créer des liens économiques transnationaux, c'est déplacer le prisme émotionnel au-delà des frontières : chaque identité se place alors par rapport à l'autre. Que l'on considère que la mondialisation ait créé des injustices ou des améliorations, ce qu'il importe de voir c'est l'impact de ces changements : la mise en place d'émotions impliquant l'Autre. Les injustices ont mené à l'humiliation, les améliorations à la confiance, parfois à l'espoir. Certains aussi, ont ressenti l'exclusion d'un processus dont on souligne souvent le caractère mondial, mais qui leur laisse l'impression que « le monde » s'arrête aux pas de leurs portes. Mais si les émotions sont désormais créées par rapport à l'idée que l'on se fait de l'altérité, il existe en réalité une incompréhension fréquente de ce que ressent réellement cet Autre. On assiste alors à des phénomènes d'oppression de certaines identités, sans que l'on ne réalise la puissance des conséquences que peut avoir le sentiment d'humiliation engendré.

Il nous faut, dans cette démarche consistant à placer les émotions au cœur du raisonnement, être prudent sur plusieurs aspects. Tout d'abord, précisons qu'une identité n'est évidemment pas, par essence, une identité humiliée ou une identité apeurée. Ces dimensions émotionnelles dépendent de contextes précis temporels et sont interdépendantes. D'ailleurs, le traitement médiatique quasi exclusif de certains évènements participe également à la création d'un rythme émotionnel dans lequel chaque nouvelle émotion placée sur le devant de la scène efface en surface la précédente, menant ainsi à de nombreuses erreurs d'interprétation. Par ailleurs, inclure les émotions dans le prisme d'observation géopolitique ne signifie pas s'éloigner d'une approche rationnelle. Bien au contraire, la raison se doit d'intégrer la considération de ces passions. Lorsque le choix est fait de nier complètement l'existence des émotions, n'en arrive-t-on pas, d'ailleurs, à des situations de totale irrationalité ?

En réalité, ce raisonnement fondé sur les émotions dépasse les affaires internationales : il est applicable aux phénomènes économiques (les nombreuses recherches montrant l'impact des émotions sur les comportements d'investissement ou au contraire, d'épargne, en sont témoin), linguistiques, mais aussi aux affaires de politiques intérieures. Qu'est-ce que la Manif pour Tous, si ce n'est le rejet, par peur, de l'altérité ? La sphère politique l'a compris : c'est en s'adaptant au contexte émotionnel que l'on obtient son soutien. L'été dernier, entre bombardements à Gaza et crashs aériens, que représentait l'annonce du président français François Hollande qui a décrété trois jours de deuil national si ce n'est l'expression d'un « J'ai compris vos émotions, et nous les partageons » ?

Si l'analyse de l'opinion, justifiée dans le monde des idéologies, est constitutive de cette mesure de la température des sociétés, le monde des identités et le caractère quasi obsolète des frontières nécessitent le complément d'une étude des émotions. Celles-ci façonnent nos sociétés : plutôt que de les instrumentaliser, peut-être faut-il alors s'employer alors à les analyser.

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Avril 2018

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