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Quelques réflexions sur l'expérimentation animale

Quiconque rejette le racisme, l'âgisme, le sexisme ou, surtout, le capacitisme devrait se méfier des critères souvent proposés pour justifier la recherche sur des animaux.
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À la suite d'un reportage-choc diffusé sur le réseau CTV, j'étais récemment invitée à participer à une table ronde consacrée à l'expérimentation animale, à l'émission Médium Large sur la Première chaîne de Radio-Canada. J'ai beau avoir réfléchi à la question, je ne vous cacherai pas que j'étais impressionnée de me retrouver à devoir critiquer la recherche biomédicale effectuée sur des animaux face à deux grands défenseurs de cette pratique: nul autre que Yanick Villedieu (animateur de l'émission Les années lumières, à Radio-Canada) et Luc-Alain Giraldeau (Doyen de la faculté des sciences de l'UQAM). Intimidée, donc, et bousculée par le peu de temps dont chacun dispose à la radio pour exposer ses idées, je n'ai pas su présenter les miennes de manière claire et nuancée. Pas bien surprenant, mais tout de même un peu frustrant. En gros, voici ce que j'aurais voulu dire.

Les animaux qu'ils utilisent en laboratoire, les chercheurs les gardent dans de petites cages et les empêchent de s'adonner à leurs comportements naturels ou de développer des relations affectives avec leurs semblables. Ils les rendent malades, aussi. Ils provoquent chez eux de la douleur aiguë et de la détresse psychologique. Puis ils les tuent après leur avoir fait subir tous ces traitements. Tout ça est fait sans leur consentement (évidemment) et sans que ce soit dans leur intérêt propre.

Ce n'est certainement pas de gaité de cœur que les expérimentateurs infligent de la souffrance aux animaux. La plupart d'entre eux ne sont pas non plus à l'aise de tuer leurs «cobayes» après les avoir utilisés. S'ils le font néanmoins, c'est pour soulager la douleur d'êtres humains, les guérir de certaines maladies ou même sauver leur vie. L'objectif poursuivi est incontestablement noble. Et le recours à des animaux vivants est, pensent-ils, un «mal nécessaire» pour l'atteindre.

Je n'ai pas l'expertise qu'il faudrait pour estimer l'efficacité scientifique de l'expérimentation animale. Je me contenterai donc, avant de présenter le raisonnement qui m'intéresse, de souligner que les membres de la communauté scientifique eux-mêmes ne sont pas tous d'avis que la recherche ainsi conduite sur des animaux profite suffisamment aux êtres humains pour être considérée comme «nécessaire».

En effet, des voix s'élèvent au sein même de cette communauté pour révéler les graves problèmes entourant l'extrapolation, aux êtres humains, des résultats obtenus par la recherche sur des êtres non humains. On nous met en garde: «Il est pour ainsi dire impossible de se fier à la plupart des données animales pour évaluer si une intervention aura ou non un ratio bénéfices/risques favorable chez les sujets humains (Ioannidis, 2012)». On conclut même que «la mauvaise conception des études et le manque de rigueur méthodologique de la recherche préclinique peuvent rendre les essais cliniques qui s'ensuivent coûteux et inutiles, exposant les êtres humains à des médicaments potentiellement dommageables et les privant potentiellement de traitements salutaires (Pound et Bracken, 2014)».

Les sérieux problèmes scientifiques qui entourent l'extrapolation des résultats nous renvoient à des questions morales plus fondamentales: pourquoi, au fait, toutes ces recherches et tous ces tests ne sont-ils pas effectués directement sur des êtres humains? Pourquoi protège-t-on tous les membres de l'humanité contre les expériences invasives menées contre leur gré et leurs intérêts?

Une réponse qui paraît raisonnable est qu'il est mal de causer des torts considérables à des individus (surtout s'ils n'y consentent pas de manière libre et éclairée) au profit des plus forts ou des plus nombreux. Mais une seconde question s'impose alors immédiatement: si la poursuite du bien commun ne peut nous autoriser à instrumentaliser des êtres humains, pourquoi y parviendrait-elle lorsque les individus concernés sont des animaux sensibles d'autres espèces?

Est-ce tout bonnement parce que les êtres humains ont une valeur morale supérieure à celle des autres animaux? Bien qu'elle soit souvent évoquée, cette supposition est pourtant lourde d'implications inquiétantes. D'abord, justifier la torture et la mise à mort d'individus, par leur simple appartenance d'espèce, consiste à recourir à un critère biologique qui, en soi, n'a pas plus de pertinence morale que la couleur de la peau, la grandeur, le sexe ou l'âge. Or, la discrimination fondée exclusivement sur ce genre de caractéristiques nous semble généralement arbitraire. Ensuite, faire appel aux capacités cognitives «inférieures» des animaux non humains pour légitimer ce genre de pratiques ouvre la porte à une hiérarchisation des êtres humains entre eux, en fonction de leur intelligence respective. Le degré de complexité cognitive des individus, à moins qu'il n'affecte leur capacité à subir des torts subjectivement ressentis, ne change rien: à partir du moment où un individu est sensible, il des intérêts individuels fondamentaux comparables à ceux des êtres humains neurotypiques.

Quiconque rejette le racisme, l'âgisme, le sexisme ou, surtout, le capacitisme devrait se méfier des critères souvent proposés pour justifier la recherche sur des animaux.

Quiconque rejette le racisme, l'âgisme, le sexisme ou, surtout, le capacitisme devrait se méfier des critères souvent proposés pour justifier la recherche sur des animaux. Les raisons évoquées à l'appui de cette activité sont non seulement injustes envers les animaux non humains eux-mêmes, mais ils menacent sérieusement l'égalité humaine.

Monsieur Villedieu rappelait en onde que les rats ne suscitent pas autant notre empathie que les chiens. D'un point de vue moral, devons-nous néanmoins considérer les rats et les chiens comme des égaux? Devons-nous considérer les rats et les chiens comme nos égaux? Le fait que nous préférions les humains aux chiens, puis les chiens aux rats n'est pas un socle sur lequel nous pouvons solidement nous appuyer pour justifier le sacrifice des uns au bénéfice des autres. Nous avons toutes et tous des préférences pour certains individus, sans pour autant en conclure qu'il est légitime, pour leur venir en aide, de bafouer les intérêts fondamentaux d'autres personnes. À supposer que ce scénario soit médicalement plausible, je ne peux tuer mon voisin grincheux dans son sommeil pour obtenir l'organe dont mon enfant a besoin pour survivre. Même si, forcée de n'en sauver qu'une, je choisissais peut-être la vie d'une jeune femme au détriment de celle d'un vieillard, il m'est interdit de torturer, tuer ou asservir la personne âgée pour assurer la survie de la plus jeune.

La protection offerte aux individus contre l'exploitation ne devrait pas dépendre de nos préférences ou de nos jugements personnels, mais plutôt des intérêts de ces individus eux-mêmes. À partir du moment où un être est un «sujet» - c'est-à-dire qu'il fait l'expérience subjective de ce qui lui arrive, qu'il s'accorde lui-même de la valeur et qu'il peut donc souffrir des torts qu'on lui cause - il a le droit moral à cette protection. Or, tous les animaux sensibles (les primates et les chiens, évidemment, mais aussi les lapins, les souris, les oiseaux et les poissons) ont une vie physique et psychologique qui fait d'eux des sujets moraux, en bonne et due forme. En effet, ces animaux peuvent ressentir, voir, entendre, goûter, se rappeler, anticiper, apprendre, éprouver la peur ou la confiance. Ils sont capables de désirs et d'émotions complexes. Ils développent des liens affectifs ou sociaux. Tout cela, les chercheurs qui défendent l'expérimentation sur des animaux le savent d'ailleurs très bien. Ne sont-ils pas, en effet, les premiers à soutenir que, s'il faut expérimenter sur les animaux, c'est précisément parce qu'ils nous ressemblent tellement qu'on peut tirer, à partir d'expériences menées sur eux, des conclusions utiles pour nous?

C'est là le paradoxe fondamental de l'expérimentation animale: les animaux non humains seraient suffisamment semblables à nous (d'un point de vue neurologique, comportemental, mental ou émotionnel) pour qu'il soit utile d'expérimenter sur eux, mais ils seraient suffisamment différents de nous pour qu'il soit moralement acceptable de leur causer des torts inimaginables, que nous n'accepterions heureusement plus jamais d'infliger à des membres de l'espèce humaine.

En fin de compte, l'expérimentation animale repose sur la supposition d'un fossé métaphysique entre les êtres humains et les autres animaux, supposition qui se révèle pourtant indéfendable d'un point de vue philosophique autant que scientifique. La vision du monde animal sur laquelle repose cette pratique est parfaitement dépassée et la communauté scientifique devrait être la première à reconnaître. Après tout, c'est surtout elle qui nous l'a appris.

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