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Pourquoi je me méfie de la «société civile»

La société civile donne une voix aux peuples, elle offre un contre-pouvoir et est une ressource indispensable afin d'atteindre un développement plus équitable. Cependant, je me méfie de ladite «société civile». Laissez-moi présenter rapidement quelques-unes de ces raisons.
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Ce billet du blogue Un seul monde a été écrit par Dimitri della Faille, professeur en développement international au département des sciences sociales de l'Université du Québec en Outaouais. En 2014-2015, il est chercheur affilié au Center for Cordillera Studies de l'Université des Philippines à Baguio.

La formule est consacrée. La société civile donne une voix aux peuples, elle offre un contre-pouvoir et est une ressource indispensable afin d'atteindre un développement plus équitable. Cependant, je me méfie de ladite «société civile». Laissez-moi présenter rapidement quelques-unes de ces raisons.

Contradictions fascinantes

Cette chronique est inspirée par une expérience récente. Je passe l'année scolaire en cours en Asie et en Amérique latine. Lors d'un déplacement à Manille (Philippines), il m'a été donné d'interagir avec une organisation non gouvernementale (ONG) internationale, une de ces multiples organisations qui constituent la « société civile ». J'ai alors appris que le président du conseil d'administration de la section des Philippines de cette ONG est l'un des personnes les plus influentes du pays. Sa famille et son groupe financier sont propriétaires, entre autres, d'une banque, d'un opérateur de téléphonie et d'une importante compagnie immobilière qui a construit une grande partie du centre des affaires de Manille.

Pour l'individu, professeur et sociologue critique des institutions du développement international et de leurs discours que je suis, cette organisation de la « société civile » est un objet fascinant. L'examen de cet objet permet de mettre en relief un flou conceptuel et de multiples contradictions. Mais, je dirais aussi, qu'il met en exergue des problèmes plus profonds qui me font me méfier de la « société civile ».

La société civile, c'est tous ceux qui s'en réclament

Pour plusieurs, la société civile est l'ensemble des organisations qui n'appartiennent pas à l'appareil d'État. Pour d'autres, la société civile regroupe toutes les organisations de la société qui ne sont ni l'« État » ni le « marché ». On conviendra que cela est plutôt simpliste. Ces définitions envisagent lesdites entités comme des éléments isolés et elles incluent à la fois des groupes informels de quelques volontaires et des imposantes structures avec des milliers d'employés répartis sur plusieurs continents.

Ici, nous appellerons « société civile » toutes les organisations qui s'en réclament ainsi que celles auxquelles on confère ordinairement l'étiquette. Une organisation se déclare généralement de la société civile quand elle perçoit des affinités avec d'autres organisations qui s'en réclament. Et, dans les politiques et pratiques des États et des institutions internationales, la société civile fait l'objet d'une attention particulière et spécifique. Entre autres choses, on lui consacre des budgets, une place dans les programmes et des plateformes afin qu'elle puisse s'exprimer.

Société civile néolibérale

Je me méfie de la « société civile » car, telle l'ONG présentée en introduction, elle joue souvent le jeu de l'idéologie capitaliste et de la destruction du filet social. Je ne suis pas un avocat de la présence de l'État dans toutes les affaires. Mais, telle qu'elle a été mise de l'avant depuis l'avènement de l'ère néolibérale vers la fin des années 1980, la « société civile » participe parfois à détruire les formes collectives d'organisation et de réponse sociale au profit d'initiatives privées fondées sur des problèmes spécifiques (pauvreté des enfants, inégalités des genres, éducation sexuelle, imputabilité des gouvernements, etc.).

Souvent, ces organisations ont une base religieuse qu'il convient également de questionner. Elles ont souvent remplacé l'État que l'on a tenté de détruire. Je me méfie de cette « société civile » car elle n'a jamais été aussi forte que depuis que son existence a été volontairement renforcée par les politiques néolibérales destructrices.

Société civile qui politise aveuglement

Je me méfie aussi de la « société civile » car elle tend à politiser et à formaliser les rapports sociaux dans une arène politique libérale-démocratique. Les ONG internationales lient les vœux de transformations sociales à des luttes qui leur sont propres et sont souvent étrangères aux groupes sociaux, projetés dans un espace politique international. Pour lutter, il faut parfois rassembler, mais les grands ensembles de luttes forment souvent une masse dans laquelle les spécificités et intérêts locaux sont réunis au sein de solidarités artificielles.

Souvent, cette « société civile » ne considère pas les luttes locales dans leur complexité qui peuvent faire appel à des modes de gouvernance collectifs, à des ancêtres décédés, à des moyens de communication induits par des transes, ou à des relations avec les animaux non humains et les plantes. Je me méfie de cette « société civile » car elle ne voit pas l'action au-delà des formes trop convenues d'organisation héritées de l'hégémonie libérale-démocrate, de son régime parlementaire et de ses partis politiques.

Société civile trop civile

Je me méfie également de la « société civile » car elle est trop « civile ». Elle s'accommode du capitalisme et donne un vernis d'humanisme à l'économie de marché qui, selon moi, a sa part de responsabilité dans les maux qu'elle tente de guérir. Si cette « société civile » est trop civile, elle le fait par conviction, par dépendance financière, par peur, ou parfois encore, par manque d'ambition. En fait, on peut se demander si ce fourre-tout à taille unique qui regroupe une grande diversité d'actions ne sert pas justement à contrôler ces « incivilités ».

En donnant des récompenses, en destinant politiques, plateformes et interlocuteurs spécifiques à ce fourre-tout, on met les groupes et leurs luttes en compétition tout en exigeant qu'ils formalisent à outrance leur fonctionnement pour des raisons d'efficacité et de gestion. Je me méfie de cette « société civile », car c'est une étiquette qui se révèle très utile lorsqu'il s'agit de neutraliser et de garder un oeil sur les points de vue moins accommodants.

Se distancier de la « société civile »

Pour toutes ces raisons, et bien d'autres, je me méfie de la « société civile ». Se méfier de la « société civile », c'est désirer des actions locales, souvent éphémères, en fonction des critères locaux. C'est aussi refuser de rassembler sous une seule étiquette des actions variées. C'est rejeter l'hégémonie de la démocratie libérale et ses bases capitalistes. Se méfier de la « société civile », c'est se distancier de sa participation au projet néolibéral. C'est aussi refuser de se faire dicter son mode de fonctionnement et de se faire mettre en compétition.

Afin de s'en extraire, je favoriserais de réduire l'étiquette « société civile » à une peau de chagrin, aux seules ONG, telle celle présentée en introduction. De fonctionner à l'extérieur de ce fourre-tout, de s'en distancier et de le critiquer.

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Avril 2018

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