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Développement international: pourquoi je refuse d'aller sur le «terrain»

Le titre de ce billet laisse peut-être supposer que je participe à cette idée un peu trop convenue que les universitaires sont déconnectés du «monde réel». Il s'agit plutôt de critiquer le «terrain» comme imaginaire du développement.
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Ce billet du blogue Un seul monde a été écrit par Dimitri della Faille, professeur en développement international au département des sciences sociales de l'Université du Québec en Outaouais, membre du comité scientifique du Centre d'études sur le droit international et la mondialisation et membre de la Chaire de recherche sur la gouvernance autochtone du territoire.

Le « terrain » est une composante importante du développement international que ce soit pour le travail ou pour la recherche. Pour les organisations gouvernementales, les organisations non gouvernementales ou encore pour les universitaires, le déplacement sur le « terrain » fait partie du nécessaire accès aux sociétés et groupes sociaux pour lesquels nous désirons agir. Le séjour sur le « terrain » confère un certain prestige et une légitimité aux personnes qui y accèdent.

Cependant, selon moi, il faut critiquer l'idée même du « terrain ». Dans ce billet, j'expliquerai pourquoi en tant que personne concernée par les rapports Nord-Sud, je refuse d'aller sur le « terrain ». Je placerai ma critique en relation avec les aspects colonialistes du savoir et du développement international.

Le titre de ce billet laisse peut-être supposer que je participe à cette idée un peu trop convenue que les universitaires sont déconnectés du « monde réel ». Vous pourriez penser que je vais ici argumenter en faveur d'une séparation par rapport à la « réalité » du monde social. Bien au contraire, il ne s'agit pas ici de proposer des arguments pour ou contre cette idée un peu futile qu'il existerait un monde universitaire à l'extérieur du « monde réel ».

Dans ce billet, il s'agit plutôt de critiquer le « terrain » comme imaginaire du développement. Il est question ainsi de proposer une remise en question du rapport au territoire tel qu'on se le représente.

Une division imaginaire du territoire

Parler d'un séjour de travail sur le « terrain » ou évoquer une recherche sur le « terrain », c'est mobiliser l'imaginaire d'un univers quelque peu exotique. C'est peut-être aussi se placer en continuité avec les gentlemen-explorateurs du dix-neuvième siècle. Comme les gentlemen-explorateurs, celles et ceux qui effectuent un séjour sur le « terrain » viendront rapporter, avec moult détails, les éléments de surprise et les aventures qu'elles et ils auront vécues à l'extérieur de leur quotidien. Ce rapport du séjour sera plus souvent que jamais composé d'anecdotes croustillantes à propos des mœurs ou de l'alimentation. Évoquer ainsi le « terrain », c'est participer à diffuser des images d'un monde fait de contrées exotiques ou essentiellement différentes.

Parler d'un séjour sur le « terrain », c'est penser le monde comme s'il y avait deux entités hermétiques ou deux univers sociaux distincts. Un premier monde confortable, le nôtre, fait de choses connues. Et un autre monde étranger, le leur, fait de choses insolites. Mais, cette division imaginaire contribue à renforcer les préjugés et les attitudes paternalistes à l'égard des habitants du terrain qui peuvent en sourire, mais rarement s'en affranchir totalement.

Parler d'un séjour sur le « terrain », c'est voir le « monde en développement » strictement en ce qu'il est en relation avec notre quotidien. C'est le définir, le décrire en discontinuité avec notre normalité.

Une suspension temporaire des normes

Aller sur le « terrain », c'est suspendre, pour un moment au moins, les règles auxquelles nous sommes habitués. Aller sur le « terrain », c'est aller dans un autre monde dans lequel on est et on agit différemment.

Aller sur le « terrain », c'est aller dans un univers dans lequel les règles de comportement sont relâchées. On y a des amis à propos desquels on s'assure bien de justifier la sincérité et la pérennité de la relation. On cherchera d'autres types d'intimités, voire même de promiscuité qui nous sont habituellement étrangères.

Aller sur le « terrain », c'est transformer le quotidien de souffrance, de peine, de joie et de succès des habitants du « terrain » en terres d'aventure desquelles nous ne sommes que temporairement habités. C'est être le seul au marché ou dans les ruelles à porter des pantalons cargo d'aventurier. C'est aussi, tenter de ressembler aux locaux grâce à des vêtements autochtones. Ce qui, heureusement, n'est pas sans provoquer certaines hilarités sur le « terrain ».

Aller sur le « terrain », c'est souvent ne pas reconnaître que des personnes y vivent. Pendant que l'on suspend temporairement les règles qui s'appliquent chez nous, sur le « terrain » des personnes naissent, grandissent, aiment, se nourrissent et meurent. C'est aussi diminuer la valeur des vies et du quotidien des habitants du « terrain ». C'est, souvent en fin de compte, ne pas reconnaître la complexité des relations politiques, économiques, sociales et culturelles.

Les conséquences sociales du « terrain »

Le « terrain » est un imaginaire et une division du territoire qui a des conséquences sociales. C'est une vision ethnocentrique qui envisage le territoire, l'espace de vie, à partir de notre propre réalité.

Cette division ne sert pas la cause de celles et ceux au nom desquels le développement international prétend agir. En tant qu'« experts » du développement nous voyons, avant tout, les populations des pays dits en voie de développement comme démunies ou encore victimes qu'il faut aider. Cela participe à des pratiques infantilisantes qui nous poussent à souhaiter agir et décider pour d'autres. Cela contribue à renforcer les discours paternalistes qui nous mènent à avoir la prétention de savoir mieux quoi faire que les populations concernées. Sur le « terrain », nous exerçons notre pouvoir, nous emmenons notre expertise et nous nous rendons indispensables.

Bien sûr, ces comportements et visions du monde se perpétuent au-delà de l'appellation « terrain ». Il ne s'agit pas ici uniquement de critiquer et de souhaiter voir disparaître ce terme. Il s'agit de souhaiter une prise de conscience des travers de nos comportements à l'égard du « monde en développement » qui contribuent à faire émerger et à renforcer les inégalités.

Refuser d'établir une hiérarchie des territoires et des sociétés

Je refuse d'aller sur le « terrain ». Je me déplace dans le quotidien d'autres personnes qui n'est pas un laboratoire. J'y vis. J'y ai des liens professionnels, mais aussi des liens d'affection et d'émotion avec les personnes qui m'accueillent. J'y vais parfois en tant que professeur d'une université nord-américaine, parfois en d'autres qualités. Et je suis conscient de ces limites. Cette position est celle d'une personne qui ne va jamais sur le « terrain », mais qui se déplace, en tant qu'invité, à la rencontre des autres. C'est celle d'une vision radicalement égalitaire qui refuse la hiérarchisation du territoire et des sociétés.

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