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«Le système est brisé»: justifier l'avarice du Canada

En avançant des justifications fallacieuses pour sa décision de ne pas contribuer sa part, le Canada non seulement ne donne pas d'exemple, mais encourage les autres pays à se soustraire à leurs responsabilités.
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Rodrigo Paredes

Ce billet du blogue Un seul monde, une initiative de l'AQOCI et du CIRDIS, a été écrit par Stephen Brown, professeur titulaire de sciences politiques à l'Université d'Ottawa, codirecteur de l'ouvrage collectif Rethinking Canadian Aid et membre du Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS). Ce texte est la version française d'un billet initialement publié dans le blogue du Centre d'études en politiques internationales de l'Université d'Ottawa, traduit et adapté par l'auteur.

« J'aimerais beaucoup augmenter le budget de l'aide », a déclaré Celina Caesar-Chavannes, députée libérale et secrétaire parlementaire de la ministre du Développement international du Canada, lors d'une récente conférence organisée par le Conseil canadien pour la coopération internationale. Mais, a-t-elle soutenu, « le système est brisé ».

À titre d'illustration, elle a raconté l'histoire d'une femme pakistanaise dont le mari l'avait chassée de chez elle et laissée dans la misère. Caesar-Chavannes a posé la question rhétorique suivante : « Peu importe combien d'argent on verse dans un système brisé, si les normes culturelles ne changent pas, dans quoi investissons-nous ?» Ce ne sont pas tous les systèmes qui sont brisés, a-t-elle précisé plus tard, mais « il faut réparer ceux qui sont brisés, avant d'investir davantage ». Dans ces circonstances, a-t-elle laissé entendre, une augmentation du budget d'aide au développement du Canada serait une perte d'argent.

Mon interprétation de l'anecdote de la secrétaire parlementaire suggère tout le contraire. Elle démontre en fait la nécessité d'accroître l'aide au développement. Par exemple, un appui supplémentaire pourrait être apporté aux femmes qui se trouvent dans des situations similaires, ainsi qu'aux groupes de défense des droits des femmes et aux organisations de droits humains qui cherchent à remplacer les lois injustes ou s'assurer que les protections existantes soient mises en œuvre. En d'autres termes, plus d'assistance est nécessaire pour aider à réparer un système défectueux.

De plus, blâmer « les normes culturelles », comme l'a fait Caesar-Chavannes, ne doit pas être une excuse pour l'inaction. Cela rappelle aussi la condamnation récente, largement critiquée, par le président français Emmanuel Macron du « problème civilisationnel » de l'Afrique d'avoir « trop d'enfants » comme cause de la pauvreté et l'instabilité du continent, plutôt qu'un symptôme.

Une rhétorique mouvante

Pendant de nombreuses années, le gouvernement canadien a eu du mal à justifier pourquoi il ne payait pas sa part de l'aide au développement sur le plan mondial. La générosité du Canada diminue depuis 2010 et le pays est tombé à la 15e place en 2016 dans le classement de la générosité des pays industrialisés. Le gouvernement Harper a d'abord gelé puis réduit le budget d'aide du Canada pendant la deuxième moitié de sa décennie au pouvoir. Le gouvernement Trudeau, à son tour, a légèrement augmenté le budget de l'aide et l'a maintenant gelé pour les cinq prochaines années.

Le raisonnement initial du gouvernement Trudeau, souvent répété, était qu'une augmentation du budget était simplement « irréaliste » dans le contexte financier actuel.

Sous Harper, la justification la plus courante de l'avarice était que le gouvernement se concentrait sur l'efficacité de l'aide, et non sur le volume, bien qu'il ait eu du mal à convaincre qu'il rendait l'aide plus efficace. Le raisonnement initial du gouvernement Trudeau, souvent répété, était qu'une augmentation du budget était simplement « irréaliste » dans le contexte financier actuel. Cette excuse est devenue intenable après le dernier budget fédéral, qui aura alloué plus de 30 milliards de dollars supplémentaires à la défense. Le gouvernement s'est donc rabattu sur l'accent mis par Harper sur les « résultats réels » et le désir d'éviter de « jeter des tas d'argent sans discernement sur un problème », ce qui fait que Trudeau ressemble beaucoup à un Harper Lite.

Le dernier raffinement de cet argumentaire semble être l'affirmation que « le système est brisé ». Et pas seulement pour l'aide au développement. L'expression semble faire partie intégrante d'un nouvel ensemble de points de discussion émis par le Cabinet du premier ministre, tout comme à l'époque de Harper.

Or, lors du même panel à la conférence, à la suite d'une question sur ce que le gouvernement comptait faire pour s'assurer que les enfants autochtones auraient les mêmes protections et les mêmes chances que les autres enfants canadiens, Adam Vaughan, député libéral et secrétaire parlementaire du ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social, a répondu, « [s]i vous versez de l'argent dans un système brisé, vous aurez des résultats brisés. Vous devez le réparer avant d'ouvrir le robinet ». Cela pourrait bien être la nouvelle justification toute faite pour refuser d'accorder les ressources concrètes qui feraient de la rhétorique une réalité.

Le fanion du leadership

À l'instar du premier ministre Justin Trudeau, de la ministre du Développement international Marie-Claude Bibeau et d'autres membres du gouvernement, Caesar-Chavannes a souligné dans son discours l'importance du leadership canadien sur la scène internationale. Elle a présenté le leadership comme une meilleure contribution que l'argent.

Cependant, l'un n'exclut sûrement pas l'autre; le leadership n'est crédible que s'il est soutenu par des ressources. Surtout dans un contexte où le gouvernement cherche à regagner sa crédibilité sur la scène internationale, il devrait tenir compte de l'avertissement qu'a émis Denis Stairs il y a une quinzaine d'années :

« S'il y a quelque chose de pire, du point de vue diplomatique, que l'impérialisme des valeurs des acteurs forts, c'est l'impérialisme des valeurs des acteurs faibles. Ils manquent de poids politique et, par conséquent, de crédibilité. Et cela manque de dignité. Le résultat, entre autres, est que les Canadiens peuvent donner à leurs homologues à l'étranger l'impression qu'ils sont bien trop précieux. Ils montent toujours des chevaux blancs à l'appui de causes dont ils n'ont pas à payer la mise en œuvre. Et quand de telles perceptions s'installent, les crédits diplomatiques à la disposition d'Ottawa disparaissent rapidement, plutôt que s'accumuler. »

Rien de tout cela ne veut dire qu'il n'y a pas de problèmes significatifs dans la façon dont l'aide au développement est fournie.

Rien de tout cela ne veut dire qu'il n'y a pas de problèmes significatifs dans la façon dont l'aide au développement est fournie. Des améliorations majeures sont essentielles. Mais le besoin de réforme ne devrait pas être une justification pour ne pas augmenter l'aide là où elle peut manifestement faire du bien ou pour ne pas prendre des mesures concrètes pour « réparer » certaines parties du système qui seraient brisées.

Le raisonnement défectueux de Caesar-Chavannes est dangereux. Comme elle l'a elle-même noté dans son discours, des trillions de dollars supplémentaires sont nécessaires pour atteindre les Objectifs de développement durable d'ici 2030. En avançant des justifications fallacieuses pour sa décision de ne pas contribuer sa part, le Canada non seulement ne donne pas d'exemple, mais encourage les autres pays à se soustraire à leurs responsabilités.

*Les citations ont été traduites directement de l'anglais par l'auteur.

N'hésitez pas à contacter Ève Claudel Valade, coordonnatrice du blogue Un seul monde, pour en savoir davantage sur le blogue ou connaître le processus de soumission d'articles. Les articles publiés ne reflètent pas nécessairement les points de vue de l'AQOCI, du CIRDIS ainsi que de leurs membres et partenaires respectifs.

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Avril 2018

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