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Haïti: il y a 6 ans, la terre tremblait

La secousse s'est arrêtée, nous avons couru à l'extérieur, sur une terrasse de plain-pied avec la vue sur toute la ville. Cette vue magnifique était à ce moment-là une vision d'enfer.
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Un gros camion qui s'approche, de plus en plus fort, de plus en plus bruyant, quelques échanges de regard, et l'effroi... ce n'est pas un camion!

Le 12 janvier 2010, j'entamais mon troisième jour à Port au Prince. Premier voyage en Haïti pour les besoins professionnels, superviseur d'un projet d'aménagement dans une ravine abritant un bidonville de la capitale haïtienne. Haïti sans ce tragique événement était déjà une terre extrême pour moi. Le pays qui a chèrement et durement payé sa volonté d'indépendance se place parmi les pays les plus pauvres du monde.

Ce jour-là nous étions en réunion dans les locaux de notre partenaire local. Une dizaine de personnes, Haïtiens et étrangers, autour d'une table, au rez-de-chaussée d'une maison à un étage sur les hauteurs de la ville. La réunion touchait à sa fin, la nuit n'était plus très loin, et nous filions vers une fin de journée paisible sous le soleil des tropiques. Tropiques amers.

Un petit bruit venu de loin, qui s'est transformé de mobylette et voiture, de voiture en camionnette, de camionnette en camion, de camion en 33 tonnes, pour finir par un tremblement long et puissant. Comme si quelqu'un avait soulevé la ville comme un plateau pour la bouger de gauche à droite. De mon souvenir, la première secousse a dû durer pas loin d'une minute, avec une amplitude de plusieurs mètres. Quand nous avons réalisé qu'il s'agissait d'un tremblement de terre, la panique a pris le dessus, et chacun a cherché à défendre sa peau à sa manière. Pour moi sous une petite table. Réaction absurde. La table devait couvrir à peine plus que mon dos, faire 2cm d'épaisseur, et surtout se situait au rez-de-chaussé d'une maison avec un étage. Plusieurs tonnes de béton prêt à s'effondrer. D'autres ont cherché la sortie, d'autres les montants de porte, d'autres encore des meubles. Personne n'est mort, dans cette maison personne n'a même été blessé.

La secousse s'est arrêtée, nous avons couru à l'extérieur, sur une terrasse de plain-pied avec la vue sur toute la ville. Cette vue magnifique était à ce moment-là une vision d'enfer. Mais cette terrasse répondait au besoin principal qui serait le nôtre pendant plusieurs heures: être loin d'un mur risquant de s'effondrer. Nous sommes restés là prostrés un bon moment. D'autant que le tremblement de terre ne dure pas 35s... il dure des heures avec ses répliques. La tension nerveuse monte très vite avec ces alternances de calme total et de secousses, de silence et de cris, de vivants et de morts.

Nous attendions sur ce plan en béton quelque chose. Pas des secours, la ville entière était dévastée. Pas que les secousses s'arrêtent, les répliquent allaient certainement durer toute la nuit au moins. Paradoxalement j'étais heureux d'être vivant, chanceux même, mais complètement impuissant. Autour, les bâtiments tombaient sur des groupes de personnes qui s'étaient abrités, les cris commençaient à monter de la ville, le paysage urbain s'était disloqué littéralement, il y avait des blessés, des morts, et des vivants. Je ne pourrais pas me mettre à la place de ceux qui dans ces secondes perdaient leurs proches, leur maison, leur travail, leur vie. J'étais fraichement débarqué, je ne connaissais personne ou presque. J'ai simplement ressenti le phénomène physiquement, comme un observateur extérieur.

Et puis les heures qui ont suivi m'ont enfoncé dans mon impuissance. Certains se sont jetés dans les ruines pour retrouver des corps, inconnus ou proches, d'autres ont fuit vers nulle part, la destruction était à perte de vue. La plupart des gens déambulaient, perdus comme si quelqu'un avait mis un grand coup de pied dans une fourmilière, avec un sac, une valise, les yeux vides, abasourdis, avec juste le besoin de bouger, de s'éloigner des murs. Plus de riches, de pauvres, de blancs de noirs, d'étrangers, de locaux... des gens, des survivants.

Pendant les 48h qui ont suivi le tremblement de terre, Port-au-Prince et ses habitants étaient seuls au monde. Dans cette atmosphère de survie, les gens ont investi les magasins pour trouver à manger et se le redistribuer. Avec un foulard sur la tête ils se sont jetés dans des ruines prêtes à les avaler pour retrouver des survivants, et puis ils ont repris le travail dès le lendemain, avec une famille décimée, ils ont chanté et prié toute la nuit, ils nous ont demandé si tout allait bien, à nous qui avions rejoint notre ambassade en vue d'un rapatriement immédiat. Comprenez-moi bien, j'étais vivant et je comptais bien le rester en me faisant rapatrier. J'avais aussi le sentiment qu'être sur place ne serait pas plus utile que ça vu mon état de choc, et qu'il valait aussi bien porter l'attention sur ceux qui vivaient là. Je fuyais? Pas exactement, car je n'avais rien à fuir, je ne connaissais pas le pays. Mais j'avais le sentiment de fuir, et un sentiment très avancé d'injustice, en ma faveur certes, mais d'injustice.

Quand une fois rentré j'ai entendu parler des polémiques sur le pillage des magasins, que j'ai vu les chiffres comptant le nombre de diplomates ou d'étrangers touchés, je me suis rappelé de mon admiration sans bornes pour les gens qui sur place survivaient quand moi j'étais sécurisé chez moi.

Cela fait 6 ans, je ne veux pas l'oublier. Ces gens qui me demandaient si mon genou ne me faisait pas trop mal alors qu'ils avaient tout perdu et ne méritent ni l'oubli ni la polémique de bas étage d'une télé en mal de sensation.

Il y a eu ensuite des mouvements d'argent, des dons, des dépenses, des détournements, des actions plus ou moins efficaces, une reconstruction, et aujourd'hui Port-au-Prince a repris son rythme. Mais au commencement, il y a eu des individus survivants, combatifs et indépendants.

Cela fait 6 ans, n'oublions pas les vivants.

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