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Dans le bus entre Téhéran et Yazd, quand mon voisin se lâche sur le régime iranien

Je vais te dire, j'ai 65 ans et j'ai eu la chance de connaître la vie avant la Révolution islamique. À cette époque, je pouvais boire de l'alcool, fumer sans être jugé, coucher avec les femmes que je voulais. J'avais 25 ans en 1979. J'ai vu ce régime se mettre en place d'un mauvais œil.
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Dans la continuité des fantasmes du Bazar, Ispahan en est l'allégorie.

Architectures, lumières, mosquées, palais, places, ponts, fontaines, odeurs, saveurs, voiles, étoffes: magnificence. Cette ville, ancienne capitale perse de la dynastie des Safavides, a conservé son lustre d'antan; les sites classés de l'UNESCO en témoignent. On imagine parfaitement les défilés militaires sur la place Naghsh-e Jahan, mais également les rassemblements populaires où étaient scandés avec passion les noms des martyrs de l'après-guerre Iran-Irak.

L'émerveillement, peut-être le même que celui de Jean Chardin, annihile notre pensée, notre réflexion et nous subjugue.

Crédit: Guillaume Allard

À Ispahan pourtant, le temps est en mouvement. Si la ville vit du tourisme et de la splendeur de ses bâtiments, elle a su se développer tout en conservant l'histoire de la diaspora arménienne. Son quartier de La Nouvelle-Djoulfa, qui longe la rive sud du Zayandeh roud accueille cette communauté chrétienne orthodoxe.

Crédit photo : Thomas Alves-Chaintreau

Il est si surprenant d'apercevoir des clochers et des croix au sommet de constructions. Cette communauté vit quasiment en autarcie, mais elle est tolérée puisque la République islamique admet l'existence d'autres religions, à défaut, surtout celles du Livre.

Crédit: Guillaume Allard

Après Ispahan, notre itinéraire nous amène à Yazd, à l'est, aux portes du désert. Nous prenons ainsi un car de transit inter-cité VIP Deluxe Full Options, blablabla.

Il est 4 heures du matin, le sommeil nous appelle, le départ est proche cependant, la disposition des voyageurs semble poser problème. Quelques jeunes femmes sont entrées dans le bus. Impossible pour elles d'être assises à côté d'hommes. Le chauffeur joue à Tetris pendant une bonne demi-heure afin de trouver une solution. Nous nous retrouvons au premier rang. À ma gauche, un monsieur à la soixantaine, à ma droite Guillaume, derrière un vieux mec qui daube sévère. S'en est d'ailleurs tellement infâme que quelques Iraniens se pincent le nez.

L'un ose la blague - en anglais dans le texte - : «il pue comme un Afghan». Fou rire absolu. Imperturbable, le vieux s'endort. Les 5 heures de trajet vont être longues... Très longues!

Je m'installe donc confortablement prêt à m'endormir lorsque le vieux fouer à ma gauche m'interpelle et me propose de partager son petit-déjeuner. Guillaume entrouvre l'œil et laisse apparaître un sourire satisfait et complice sur ses lèvres. Il sait que je ne peux refuser la nourriture que l'on me propose. Il connaît surtout la sanction physiologique qui pourrait suivre.

- Cheese goat, from my family's farm in Yazd

- 'Right. Hum...

Raisins, figues, fruits secs, coques, tout y passe. J'engloutis son pain, son miel aussi. Je dévore des pipas, des noix de cajou, des tomates du jardin, du concombre. Tout est bon.

Papy et moi faisons la conversation pendant le reste du trajet. Il est à la retraite, mais se rend toujours à Ispahan pour travailler. Ses compétences en informatique sont apparemment très demandées par quelques usines de traitements des eaux alentour. Je n'en saurai pas plus, mais il est un parangon de la société iranienne: diplômé, cultivé, ouvert. Malgré cela, le chômage est un véritable fléau en Iran. Officiellement aux alentours de 11%, il est en réalité plus proche des 30%. Les jeunes, majoritaires en Iran (les moins de 40 ans représentent 70% de la population soit 56 des 80 millions d'habitants) cumulent souvent plusieurs boulots pour atteindre le salaire moyen de 500 €.

- Papy: «Je ne comprends pas cette situation. Nous sommes un pays riche, vous savez Thomas. Notre pays bénéficie, ne serait-ce que dans notre sous-sol, des deuxièmes ressources gazières du monde, et des quatrièmes de pétrole. À cela, il faut que vous ajoutiez nos mines : argent, cuivre [il s'arrête et cherche sur son portable le mot en anglais. Un téléphone intelligent dernière génération], c'est utile les téléphones portables n'est-ce pas, ça nous permet de nous comprendre. Ah voilà... Zinc, aluminium, manganèse. Où va tout cet argent? Pourquoi le peuple a faim?

Je sors mon portable et tape compulsivement: «C'est à cause des Pasdarans?» Et lui montre.

- Papy : Vous connaissez les Pasdarans ?

- Thomas : Oui

- Papy : Oh oh [il se marre, baisse ses lunettes sur son nez, regarde autour de lui, me regarde de nouveau et me fait un clin d'œil]. Oui, ils sont responsables. Le régime nous ment et confisque tout l'argent.

- Thomas : Pourquoi ne partez-vous donc pas? [#Candide]

- Papy : C'est trop cher! Et même si nous avions de quoi payer les billets, obtenir un visa ici, c'est la croix et la bannière. Impossible de se rendre à l'étranger librement. N'oublie pas non plus que pour l'Occident, nous sommes tous des terroristes. Je vais te dire, j'ai 65 ans et j'ai eu la chance de connaître la vie avant la Révolution islamique. À cette époque, je pouvais boire de l'alcool, fumer sans être jugé, coucher avec les femmes que je voulais. J'avais 25 ans en 1979. J'ai vu ce régime se mettre en place d'un mauvais œil. Qui était-ce Khomeyni? Je ne sais pas moi. Un indien? Un Américain? Était-il vraiment musulman? Ce que je sais, c'est qu'il nous a retiré notre liberté. Ce sont des traitres et ils méritent de disparaître.

Pour nous, il était étonnant de voir des locaux se déverser contre le régime, surtout dans un lieu public, ou du moins, collectif... plutôt surprenant dans un État autoritaire.

- Thomas : Attendez, attendez, j'entends ce que vous dites, mais n'oubliez pas que nous sommes dans un bus qu'on pourrait nous entendre [#LeFrançais CraintPourSaVie]

- Papy : Ne t'inquiète pas à toi il ne t'arrivera rien, tu es un touriste.

- Thomas : Mais à vous ?

- Papy : J'ai bien vécu et ne veux plus de cette vie emprisonnée dans mon propre pays. S'ils veulent me couper la tête, qu'ils le fassent. Avant tout, qu'ils sachent qu'une nouvelle révolution se prépare.

- Thomas : C'est vrai, mais les choses peuvent changer vite, vous savez.

- Papy : oh il faudra 100, 200 ans, mais la Perse retrouvera sa splendeur! Tu sais, ils nous ont retiré tout ce que nous étions, des hommes, des femmes, des êtres humains, pour nous laver avec la religion. Maintenant, les gens se sentent forcés d'aller à la mosquée pour prier. Avant nous étions de vrais croyants. Aujourd'hui, nous sommes contraints. Un Iranien c'est quoi? Un Iranien c'est d'abord un zoroastrien. Tu connais Zoroastre? Elle est là, la différence. C'est quoi l'Iran aujourd'hui? Tu saurais me répondre?

Sur ces mots, nous arrivons à Yazd, berceau du zoroastrisme.

Guillaume se réveille : «ça va chef ?.

- Ça va, hamdullah».

Yazd

Ce billet de blogue a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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