Personne n'achète de la bondieuseté de poésie. Elle est comme la pauvreté : gratuite.
A moins que le poète soit mort, dans ce cas elle est sans prix.
J'avais écrit une lettre au voyageur du XXIème siècle. Elle se terminait par « écris-moi ».
Et vous avez joué le jeu. J'ai eu des réponses. Il faut alors que je recommence.
On voyage.
Alors bien sûr on découvre, on se projette, on risque, on évalue, on respire.
Nous passons notre temps à nous convaincre de faire les bons choix.
C'est à croire qu'il nous faut des mots pour avoir la sensation de vaincre
ce qui au fond de nous se déploie,
cette « insuffisance centrale de l'âme », certains l'appellent comme ça.
Pour ma part, on m'a beaucoup écrit à la suite de cette lettre.
Une lettre adressée à des voyageurs qui se comptent sur les doigts de la main de Django Reinhardt
que je ne rencontre presque pas - et subitement, chaque répondant se sentait concerné
ils m'ont beaucoup remercié d'avoir su les reconnaître.
Mais si, précisément, ce n'est pas ce que j'avais recherché ?
Si je n'avais pas envie de vous embrigader dans cette vaste chimère ?
Et si les mots du voyageur, dans leur blancheur nouvelle,
n'étaient en vérité que la manifestation la plus pure d'un égoïsme étroit ?
Nous sommes là, à attendre les mots qui libèrent,
à attendre l'estocade verbale, dans notre buée grise,
pour que toutes les peines, les douleurs et les doutes d'hier
se trouvent comme extirpés des vérités qui se contredisent ?
On prend le chemin, fier de fuir la route empruntée
on photographie l'hiver, le temps, la rivière des gens éthérés
on met de nous dans l'image, comme on met du fer dans l'épée
mais si la photo est un message, elle n'en délivre aucun secret
Nous arpentons le monde au prétexte de l'amour qu'on lui porte
mais combien de cœurs avons-nous laissés
combien de larmes de haine
au profit du noble dessein ?
Nous partons nous confondre dans la beauté d'horizons inédits
mais combien avant nous ont foulé
de leur rengaine profonde
ces reliefs déjà dits ?
Faut-il prouver au monde que l'on est bon et droit ?
Combien de ces errants je vois
sur la toile se mettre à nu
croyant comme des rois s'inventer des vertus
dans le seul but qu'on les voit et qu'on les pense invaincus ?
Et cette détestable manie qu'ils ont, sans se trouver détestables
de se croire en mesure d'inventer
les lois et les tables
qui diront qui voyage
qui prophétise
qui profite, untel n'est que touriste
au prétexte d'éthique, sous couvert d'humanisme
ils créent des sous-ensembles et se placent au sommet
et la seule crête qu'ils n'aient jamais franchie
est celle de leur incalculable bêtise
Car que fait-on de tout le reste ?
L'univers n'a-t-il que cela à faire de nous applaudir ?
Tourne-t-il autour de nous comme on tourne autour de nous-mêmes ?
Ne visite-t-on jamais autre chose que nos propres envies
et sera-t-il possible un jour de ne plus être que touriste de sa propre vie ?
Se croire génie, photographe insensé
capteur d'effets ou diseur de romances
se croire capable de créer les catégories
dans lesquelles les autres vont rentrer
juger ceux qui voyagent moins bien comme si l'on était quelque étalon premier
la toile en vomit chaque jour de ces brèves folies
et j'en attrape à chaque fois une forte nausée
Que fait-on en somme de la misère du monde ? Ne l'oublions-nous pas ?
Les éclipse-t-on de ce talent que la vie nous accorde ?
Ces enfants qui naissent sous les bombes, ces femmes soumises aux mâles appétits
ces reflets de comète, ces hommes dont la vie dort au ban d'une rue sombre
ces solitudes qui dansent dans une pièce vide au bout d'une corde
et tous ces sangs qui coulent en flots autour de la planète ?
Pour qui voyagez-vous mollusques stériles
dont n'est jamais sortie de vous aucune idée utile ?
A quoi bon pour eux une photo, un article, un poème
qu'ont-ils à faire de votre importance, votre candeur, votre ardente bohème
quand la vie les tance et les laisse étrangers à vos lubies ?
A quoi bon alors choisir un pays, attraper le train pour un autre midi
pourquoi écrire ces mots et hisser tout haut le frisson sur l'échine
On part pour implorer l'ailleurs de trouver une réponse aux mains blêmes
mais comment trouver l'autre si l'on ne part qu'à la recherche de soi-même ?
Pourquoi venir ici et là, en file indienne
passer par là où tu passeras, par où il est passé,
prendre tel cliché suivre tels pas
pour une nouvelle dose de gloire ancienne
Je rêve d'un monde où les voyageurs cesseront de se prendre pour tels
et où ils recommenceront à voyager.
Il trouve un travail qu'il connaît déjà dans une ville à peine semblable que celle qu'il quitte et nomme ceci un voyage.
Il prend un avion et prétend que c'est un tour du monde.
Il dit qu'il a fait un pays, comme s'il l'avait inventé ou comme s'il en connaissait personnellement tous ses habitants.
Il publie des livres de conseils, et les intitule des guides.
Il aimerait perpétuer ce cinéma.
J'aurais dû naître il y a cent cinquante ans.
Je déteste ceux qui disent que c'était mieux avant,
mais là...
Voyageur des temps modernes,
va te faire foutre
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