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Frankétienne, cet ovni-littéraire

Dans la spirale Frankétienne, tout se croise et s'entrecroise, se mêle ou s'entremêle dans un étrange tissu dont l'absence d'unité défie tout essai de définition.
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J'écris ces lignes au lendemain d'une journée pas comme les autres, une journée « tête chargée » dirait-on, en lisant Frankétienne... Enseignant, chanteur, comédien, dramaturge, écrivain et peintre haïtien. Honnêtement, j'avoue que le côté superficiel, tapageur et la mégalomanie dite «géniale» par l'homme lui-même me laissent froid.

«Je suis un génial mégalomane, le plus grand écrivain de tous les temps!» «J'ai vomi les vieilles recettes philanthropique de l'humanisme désuet dans le poubelle du passé pour accéder à la quintessence du pouvoir divin. Je me suis créé moi-même, je suis Dieu! Et je me fous de l'irradiation stérile des chrétiens et des crétins intoxiqués d'idéologies mielleuses.»

Qu'on l'exalte tout haut comme un prophète ou qu'on l'accable tout bas comme un fou - toute cette mise en scène, qui prolonge par-delà le temps, n'arrive pas à arracher autre chose qu'un sourire très voisin du bâillement. Il y a là l'immensité et la polyvalence de l'homme, bien sûr, indépendamment du mensonge publicitaire et des propagandes qui se servent effrontément de lui.

Dans l'une de ses entrevues, Frankétienne, chef de file du spiralisme qui se veut, en Haïti, un courant littéraire, a eu toutes les misères du monde à concrétiser et à définir pour les uns et pour les autres son mouvement. Il n'est pas facile d'explorer un pays qui s'étend sous tant de climats ou d'alternance. Des montagnes, des déserts et des forêts vierges découragent sans cesse le voyageur: on se contente d'établir quelques comptoirs aux points les plus abordables de la côte.

Dans la «spirale Frankétienne», tout se croise et s'entrecroise, se mêle ou s'entremêle dans un étrange tissu dont l'absence d'unité défie tout essai de définition. Tour à tour - si ce n'est simultanément! - superficiel et profond, grotesque et sublime, attardé dans le passé et happé par l'avenir, irréaliste jusqu'aux bons sens et rêveur jusqu'au délire, romantique jusqu'à l'épanchement fluvial et classique jusqu'à la sécheresse lapidaire, il épouse toutes les formes de l'expression de la pensée, et le critique ne trouve aucun lien qui puisse embrasser cette «gerbe Frankétienne».

«L'œuvre n'appartient à personne dit-il; elle appartient à tout le monde. En somme, elle se présente comme un projet que tout un chacun exécutera, transformera, au cours des phases actives d'une lecture jamais la même. Le lecteur, investi autant que l'écrivain de la fonction créatrice, est désormais responsable du destin de l'écriture» (Ultravocal, pp. 11-12).

Mais en réalité: «ce grimoire que le génie de Frankétienne fructifie est souvent trop abstrait et trop obscur pour le commun des mortels, il nous repousse. [...] Voici pourquoi notre cher Frankétienne traîne autant dans la fange. Par esprit de révolte franche face à toute utilisation de gant pour modeler la littérature, elle doit être dite avec des mains non lavées in contrario d'un James Noël, jeune poète prolifique qu'il a lui-même introduit: "Je suis celui qui se lave les mains avant d'écrire"», critique Fabian Charles, dans Parole en archipel, plateforme web-participative haïtienne ouverte au monde.

Narrations. Descriptions. Monologues. Rumeurs de voix. Personnages ballottés entre la vie et la mort avec textes éparpillés (Ultravocal, intro).

Mais la formule c'est de les accueillir en vrac avec leurs épis bienvenus et malvenus, leurs fleurs et leurs ronces. Comme le veut la loi de la spirale. L'auteur n'a aucune considération pour ceux qui osent attaquer, par lucidité, à la gigantomachie des côtés illisibles de son «esthétique du chaos»:

«Il y a des apprentis critiques, des machòkèt littéraires, des journalistes complaisants et des lecteurs débiles, irréductiblement hostiles à toute forme de modernité, ils ne savent pas que la création est une démarche fondamentale d'innovation perpétuelle et de renouvellement incessant, un défi exaltant contre les stéréotypes du déjà-là, du déjà-vu, du déjà-entendu, un pari fécond ouvrant les champs de réflexion à travers la mise en forme des questions humaines essentielles. Mouvance du savoir, des livres qui dérangent. Certains intellectuels prisonniers d'un classicisme étroit me reprochent de ne pas être transparent et accessible au premier degré, je sais comment ils ont toujours eu peur de lire mes œuvres qui les dérangent énormément, mouvance du savoir, des livres qui dérangent, énormément.»

En essayant de tout dire, la spirale n'a pas manqué de se contredire, d'user et d'abuser du droit qu'ont tout esprit d'accueillir ses aspects les plus contrastés. N'en tenons pas rigueur: l'ampleur de ses oscillations, voire ses contradictions, donne de la mesure de son génie. Il n'est pas de surabondance sans gaspillage. La spirale créatrice d'images et de rythmes, toute une cathédrale étrange dans la graisse des ténèbres. Tout est énorme dedans, y compris le mauvais goût. Mais ceux qui, dans cet univers, ne veulent connaître que le pays plat révèlent par là un manque de souffle pour explorer les sommets et les abîmes.

Frankétienne, un ovni littéraire, sa pensée ressemble au jaillissement d'un geyser où des coups de tonnerre surabondent, c'est la part de fumée dont s'accompagne le bouillonnement d'une eau brûlante qui barbote dans une horrible chaudière. On erre longtemps dans les vapeurs, mais, pour peu qu'on s'approche du centre, on se sent touché par un feu qui sort des entrailles d'un abîme. Une telle formule rend un son d'éternité. Chez Frankétienne, les mots s'inventent, se créent et ne se datent jamais, car qu'ils prennent leur source hors du temps. Ils touchent à cette limite suprême où le verbe humain se noue au silence des dieux. Allez-y, faites l'expérience Frankétienne. Une écriture en qui tout se fond, mais de qui tout se diffère.

Comme l'a si bien mentionné l'écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi dans une note pour L'oiseau schizophone (Éd. Jean-Michel Place): «Enfin, la meilleure façon de faire sentir aux lecteurs toutes les qualités de roman peu ordinaire et surtout de sa langue chaotique, tour à tour lyrique, poétique, politique et scatologique, c'est de citer de longs extraits. Car il y a des pépites à toutes les pages. Des aphorismes à tout bout de champ. Des inventions à tire-larigot.»

«Elle dégoulottait de scandaleuses onomatopées, débobinait les interminables déblosailles quotidiennes, défilaunait toute la poésie de l'univers et les treize grands mystères de la vie dans une absolue totalité synchronique, passé présent futur confondus...»

Je ne comprends pas toujours les mots dans cette phrase, et je pourrais en citer plusieurs:

«Parlumier nuride chidillant la vadilure du québard, l'ilburie d'un asiboutou lordiné de quirame et d'alguibar» (p.218-219).

Mais on peut se laisser emporter par le souffle. Car plaisir il y a, pour qui sait patienter, et pour les yeux et pour l'oreille. On l'aura compris, l'oeuvre de Frankétienne est comme un objet volant non identifié.

«J'ai écrit une oeuvre épique pour cinq siècles et pic à venir

Et après ?

Il n'y aura plus de littérature.

Comment ?

Le livre n'aura été qu'une fleur éphémère de la pensée dans l'aventure humaine.»

«À propos de L'Oiseau schizophone. Il faut d'abord savoir gré aux courageuses éditions Jean-Michel Place d'avoir osé publier intégralement cet immense pavé de 812 pages en fac-similé (avec les dessins originaux de l'auteur) dans un Paris éditorial plutôt frileux et accoutumé aux romans-kleenex de 120 pages dépourvus de substantifique moelle épinière», nous dit Abdourahman A. Waberi. «On se demande même si lesdites éditions n'ont pas voulu se compliquer encore la tâche en commençant la publication de l'oeuvre de Frankétienne.»

Le prophète prophétise dans les deux sens. Fâcheux pour l'honneur de l'espèce humaine que sa vision noire de l'avenir se soit révélée plus exacte que sa vision rose. Il ne s'agit pas de verser dans une apologie intemporelle et anarchique qui est l'immense part verbale contenue dans son œuvre, des coups de gong qui résonnent sur du vide et n'emplissent en nous les oreilles et nos têtes enroulées dans la spirale. Lui seul a condensé et condamné le côté vain et outrecuidant de son génie.

Mais je me demande si l'écrivain a compris jusqu'à quel point ses mots peuvent trahir son verbe? Je répondrai en répétant ce qu'Unamuno disait de Cervantès: depuis quand l'auteur d'une oeuvre est-il le mieux qualifié pour la comprendre? Ne suffit-il pas qu'il l'ait faite? On espère quelquefois quand l'enfant a été compris par un étranger beaucoup mieux que par ses parents.

Et ce qu'on retient de Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argent, c'est précisément cette idée du verbe intérieur, ce verbe trop souvent lapidé mais vivant encore, sous l'entassement sonore des mots, qu'on n'en a jamais compris ni cerné le vrai sens et la profondeur. Mais on a toujours tendance comme bien d'autres à préférer le Chevalier des arts et des lettres, le nobélisable, l'artiste UNESCO pour la paix qui a su trouver sans chercher à tant d'esprits aussi distingués que stériles qui passent leur vie à chercher et ne trouvent rien.

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