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Eduardo Galeano, la mort d'un géant

Mon humble hommage à l'écrivain des sans-voix, l'écrivain de ceux d'en bas, ceux qui attendent depuis tant d'années dans la file d'attente de l'Histoire. Pour nous, déshérités des Amériques, Eduardo Galeano laissera le souvenir d'un personnage profondément humain, engagé pour son continent et ses habitants les plus humbles.
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Dans la matinée du 13 avril 2015 il est mort à Montevideo, victime d'un cancer du poumon à l'âge de 74 ans. L'Uruguayen Eduardo Galeano, icône de la gauche latino-américaine, est l'un des écrivains les plus prolifiques de notre continent. Il a écrit environ 39 ouvrages, y compris des essais et textes narratifs, mais son plus grand travail non condensé dans un livre fut réalisé dans le journalisme où il s'est distingué.

Mon humble hommage à l'écrivain des sans-voix, l'écrivain de ceux d'en bas, ceux qui attendent depuis tant d'années dans la file d'attente de l'Histoire. Pour nous, déshérités des Amériques, il laissera le souvenir d'un personnage profondément humain, engagé pour son continent et ses habitants les plus humbles. Son message profondément latino-américain est universel. Parmi ses nombreux aphorismes, toujours empreints d'une fine ironie, celui-ci me revient aujourd'hui: «la justice est comme les serpents, elle mord toujours les va-nu-pieds». Il était l'un des fervents porte-paroles et défenseurs des pays les plus appauvris et dépouillés de ce riche continent: tels que la Bolivie, le Honduras et Haïti.

Eduardo Galeano restera dans l'histoire de la littérature grâce à ses livres, mais l'écrivain n'a jamais négligé sa facette politique et de penseur de la gauche latino-américaine.

Le 7 avril dernier, Galeano a ajouté sa signature à un manifeste contre le décret des États-Unis estimant le Venezuela comme une menace pour la sécurité de ce pays.

En 2009, l'ancien président vénézuélien Hugo-Chavez a interrompu le Sommet des Amériques à Trinité-et-Tobago, pour livrer à Barack Obama, président des États-Unis, un exemplaire dédié de Les veines ouvertes de l'Amérique latine, livre culte et anti-impérialiste des cercles de la gauche latino-américaine écrit par Galeano au début des années 70, dans lequel il fustige l'injustice sociale et l'exploitation du sous-continent par les grandes multinationales américaines. Obama, assis à côté de son homologue chilien, Michelle Bachelet, se leva pour saluer celui qu'on a surnommé El Comandante de son vivant. Moment gênant, mais le président américain a accepté le cadeau, tout en le feuilletant devant les caméras.

On doit aussi reconnaître l'incroyable sens de l'autocritique de l'écrivain. Malgré les éloges de partout, il a lui-même à un moment donné, sévèrement critiqué Les veines ouvertes de l'Amérique latine qu'il a estimé écrit trop jeune, à 31 ans, sans véritable formation, en référence à sa génération, politiquement très active à l'époque. L'actuel Garde des Sceaux, ministre français de la Justice Christiane Taubira le qualifie d'esprit rebelle.

Après avoir perdu Carlos Fuentes en 2012, Elena Poniatowska en 2013, Gabriel Garcia Marquez en 2014, la littérature latino-américaine vient de perdre un autre parmi de ses plus célèbres auteurs. Il est presque impossible de le décrire à bien des égards, car il restera une figure inclassable. Edouardo Galeano, brillant homme de gauche, amoureux de l'Amérique latine et de ses habitants. Nous pouvons tout simplement le remercier pour son combat idéologique. Des idées qui ont également survolé le «phénomène Haïti».

Haïti, ce pays qui continue à expier son péché de dignité.

N'importe quelle encyclopédie te dira que le premier pays d'Amérique devenu indépendant était les États-Unis. Ces États-Unis-là comptaient 650 000 esclaves, qui ont continué à l'être durant cent ans. La première Constitution établissait d'ailleurs qu'un « noir équivaut aux trois cinquièmes d'une personne ». Interroge n'importe quelle encyclopédie pour savoir quel pays a, le premier, aboli l'esclavage, tu auras toujours la même réponse, l'Angleterre. Sauf que ce pays ce n'est pas l'Angleterre, mais Haïti, un pays qui continue à expier ce péché de dignité. Les esclaves noirs d'Haïti ont mis en déroute les glorieuses armées de Napoléon Bonaparte, une humiliation que l'Europe ne leur a jamais pardonnée.

Durant un siècle et demi, Haïti, coupable de sa liberté, fut obligée de payer à la France une indemnisation gigantesque. Mais cela n'a pas suffi: cette insolence nègre continue de contrarier les âmes blanches. De tout cela, nous ne savons peu ou rien. Haïti est un pays invisible. Il n'est devenu visible que quand le tremblement de terre de 2010 a tué 200 000 Haïtiens. Il faut le répéter jusqu'à ce que les sourds l'entendent : Haïti est le pays fondateur de l'indépendance de l'Amérique et le premier au monde qui a banni l'esclavage. Il mérite bien plus que la notoriété due aux disgrâces. Actuellement, les armées de différents pays, dont le mien, occupent Haïti. Comment justifie-t-on cette invasion militaire ? Haïti menacerait la sécurité internationale ? Rien de nouveau. Tout au long du 19e siècle, Haïti a déjà été une menace pour la sécurité des pays qui continuaient à pratiquer l'esclavage.

D'après Thomas Jefferson [troisième président des États-Unis, de 1801 à 1809, ndr], c'est d'Haïti que provenait la peste de la rébellion. En Caroline du Sud, on incarcérait tout marin noir d'un bateau à quai, à cause du risque de contagion de la peste antiesclavagiste. Au Brésil, cette peste on l'appelait « haïtianisme ». Au 20e siècle, Haïti fut envahie, car c'était un pays « peu sûr pour ses créanciers étrangers ». Les marines ont commencé par prendre le contrôle des douanes et par livrer à la City Bank de New York la Banque nationale d'Haïti. Et ils y sont restés pendant 19 ans.

Le passage de la frontière entre la République Dominicaine et Haïti est surnommé malpas « la mauvaise passe ». S'agit-il par ce nom de mettre en garde ? Tu t'apprêtes à entrer dans un monde noir, de magie noire, de sorcellerie... Le Voodoo, importé d'Afrique par les esclaves a pris racine en Haïti. On prétend que ce n'est pas une religion. Pour les propriétaires de la civilisation, le Voodoo est une affaire de Nègres : ignorance, arriération, pure superstition. Pourtant, l'Église catholique ne manque pas de fidèles capables de vendre les ongles des saints et les plumes des archanges !

Depuis quelques années, ce sont les sectes évangéliques qui se chargent de combattre la superstition en Haïti. Elles viennent des États-Unis, un pays où il n'y a jamais de 13e étage, dont les avions n'ont pas de rangée numéro 13, et habité par des chrétiens civilisés qui croient que Dieu a fait le monde en une semaine. Dans ce pays, le prédicateur évangélique Pat Robertson avait expliqué le tremblement de terre de 2010 par le fait que les Noirs auraient arraché l'indépendance à la France à partir d'une cérémonie Voodoo durant laquelle, cachés au fond de la forêt, ils auraient invoqué l'aide du Diable. Le tremblement de terre ne serait que le prix de son aide !

L'occupation, qui dure depuis sept ans, coûte aux Nations Unies plus de 800 millions de dollars par an. Si ces sommes allaient à la coopération technique et à la solidarité sociale, ce serait une bonne impulsion pour l'énergie créatrice d'Haïti. Haïti se sauverait ainsi de ses sauveurs armés qui ont une certaine tendance à violer, tuer et propager des maladies mortelles. Haïti n'a pas besoin qu'on vienne multiplier ses calamités. Elle n'a pas besoin non plus de la charité. Comme le dit un vieux proverbe africain, la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Elle a besoin de solidarité, de médecins, d'écoles, d'hôpitaux, d'une véritable collaboration qui lui permettre de retrouver la souveraineté alimentaire assassinée par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et autres philanthropes.

[Eduardo Galeano, Haïti, ce pays qui continue à expier son péché de dignité Parole En Archipel ◊]

Je salue la mémoire de ce géant, au nom de ceux qui luttent aujourd'hui et d'autres qui ont lutté hier pour nous épargner du joug de la domination, de la servitude et du bourbier de l'esclavage, dès la création de ce modeste et pauvre petit pays. De ceux qui se battaient et qui continuent à se battre contre les injustices de ce monde cruel. Au nom de ceux qui ont osé brandir l'oriflamme de la Liberté, de l'Égalité (la vraie en droit) et de la Fraternité. Bon voyage à Galeano. Gloire à sa plume et à son esprit glorieux. Que sa belle âme puisse reposer en paix !

◊ Extait d'un texte d'Eduardo Galeano paru dans Brecha, Montevideo, le 5 janvier 2012. Mis en ligne le 18 mars 2012 sous le titre : «Cette insolence nègre qui continue de contrarier les âmes blanches».- Publié sur Parole En Archipel le 16 septembre 2014 sous le titre : «Haïti, ce pays qui continue à expier son pêché de dignité».

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