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Nostalgie à Toronto

J'ai vu son expression haineuse quand elle a prononcé à voix basse: «damned french tramps».
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La discrimination fait mal. Longtemps. Ça ne s'oublie pas. Jamais.

Un matin récent, je marchais sur la rue Younge, à la recherche de vieux repères. Je me suis aussitôt souvenue de cet été 1975 alors que je visitais régulièrement Toronto avec des amis. Nous empruntions le bus de Barrie afin de passer la journée dans le « Downtown ». Nous déjeunions dans un petit bistrot, une ancienne taverne je crois, en compagnie de travailleuses de la nuit, encore maquillées et chaussées de pantoufles colorées. Puis nous visitions les musées, flânions dans les parcs et mangions des hot-dogs et des frites graisseuses avant de reprendre le bus de retour...

Un jour, afin de me choisir un chapeau de plage, nous avons mis les pieds dans le légendaire Eaton Store où l'on pouvait acheter de tout, disait-on. C'était au temps du vieil édifice situé au coin des rues Younge et Queen, celui détruit en 1979. L'ancien ascenseur à cloche nous a transportés au dernier étage, le sixième ou peut-être le septième ; je ne me souviens plus. Mes trois amies, plus jeunes que moi, s'agitaient et jacassaient fort. Le fait que nous parlions français dérangeait également. J'ai pris quelques articles puis je me suis approchée du miroir. Une femme, assistante d'étage de toute évidence, nous surveillait d'un regard sévère, insulté même. J'ai décidé de ne pas m'en laisser imposer par une Anglaise de Toronto ! J'ai commencé à bouffonner devant la glace, plaçant les chapeaux à différents angles sur ma tête. J'ajoutais des grimaces qui faisaient rire mes amies aux éclats. Ça aussi, ça dérangeait, chez Eaton à Toronto. En 1975, je fêtais mes 21 ans, mais j'avais l'air d'en avoir 14. Je comprenais la méprise, mais je savourais ce jeu de rôle qui faisait grimper d'un cran l'attitude de la mégère. Ce qui devait arriver arriva.

La chipie grincheuse a exigé que des gardes de sécurité nous escortent dehors. Le ton condescendant et agressif, tout comme l'usage de l'expression «french tramps» à notre égard, m'a fait réagir. J'ai demandé qu'on m'explique en français ce qui se passait. J'espérais ainsi qu'un autre membre du personnel s'en mêle et diffuse la crise. Ça n'a pas marché. La sorcière s'est mise à crier, m'attrapant brutalement par le bras pour me pousser vers l'ascenseur. Pas l'une de mes comparses d'apparence plus vieilles ; juste moi. Je n'ai pas dit un mot. Je sentais que mes amies avaient peur. Pas moi. J'étais insultée. On me discriminait en raison de mon âge présumé et de ma langue. Je fulminais doublement, sans pouvoir en découdre avec les agents.

Une fois dehors, j'ai marché jusqu'au coin de rue suivant pour repérer un policier. Dans un anglais presque parfait, je lui ai expliqué la situation en lui présentant au passage mon permis de conduire pour prouver mon âge. Les marques fort distinctives de l'ecchymose qui se formait sur mon bras servaient d'évidence. Je voulais porter plainte. Il m'a offert de venir avec moi dans le Eaton Store pour obtenir le nom de mon agresseur. Mes amies ont suivi sans parler.

Une fois rendu au lieu de l'incident, le policier s'est adressé à la mégère. Furieuse, hurlant à tue-tête qu'elle ne voulait plus me voir sur l'étage, elle a réussi à attirer son superviseur. Satisfaite de ce premier résultat, j'attendais calmement, sachant que ma vengeance n'avait pas de prix. Quand le gérant m'a tutoyé en français, je l'ai intimé de me vouvoyer, appuyant sur le point que j'étais une dame sortie de l'enfance depuis longtemps. Puis j'ai continué la conversation en anglais. Après tout, il fallait que l'Anglaise saisisse sa méprise...

Réalisant que j'étais majeure et que ma plainte serait prise au sérieux, le visage du gérant est devenu blanc, puis il a viré au vert quand il a compris que j'étais un officier des Forces canadiennes vivant à Borden. J'y suivais un cours de quelques semaines, mais je me suis bien gardée de préciser ce détail. J'ai cru que la mégère allait faire une crise d'apoplexie et, pendant quelques secondes, j'ai même eu pitié d'elle.

Par contre, j'ai vu son expression haineuse quand elle a prononcé à voix basse: «damned french tramps».

Du haut de mes cinq pieds trois pouces et mes 110 livres, j'ai vu rouge. Je l'ai fusillée d'un regard meurtrier, ce qui l'a fait reculer de quelques pas. Le gérant se confondait en excuses, repoussant son employée qui continuait sa tirade. Dans tout ce flot de mots exprimés dans ma langue seconde, j'ai entendu «Stop! Or you will be fired on the spot!» («Arrêtez ! Sinon vous serez congédiée sur-le-champ !»)

Je n'avais plus besoin d'insister ; j'avais passé mon point. La mégère paierait pour son geste. Porter plainte devenait superflu.

Je suis sortie du magasin et j'ai remercié le policier pour son intervention. Puis mes amies et moi avons retrouvé la rue Younge afin de poursuivre notre escapade. Le lendemain, alors que je visitais Wasaga Beach en bordure du lac Supérieur, un chapeau acheté chez Woolworth trônait confortablement sur ma tête.

Cette histoire m'avait profondément marquée ; au point de me souvenir de tous les détails 40 ans plus tard.

La discrimination fait toujours du tort. Il faut l'éliminer. Cessons de juger les gens sur des critères qui n'ont pas leur place dans la société.

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