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Un Noël dans le Bronx

CONTE DE NOËL: Trente-trois jours dans le Bronx, à New York. Dans mes poches, un bout de papier essentiel sur lequel est griffonné: «Claude... 418-547-5463. Coin Industrial et 5th Ave».
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Des contes de Noël pleins de joie, d'amour, d'espoir, de peur, de colère, de fantasmes... C'est le calendrier de l'Avent du Huffington Post Québec. Retrouvez chaque jour un conte de Noël en attendant le passage du père Noël.

- Juste un sac, le gros!

- Oui, oui. J'ai compris.

- On va sauter les douanes à Frelishburgh. J'ai mis des skis de fond dans la boîte du pick-up. Y se douteront pas de rien!

- Parfait, j't'attends.

Laconiques derniers préparatifs avant le grand départ. Trente-trois jours dans le Bronx, à New York. Dans mes poches, un bout de papier essentiel sur lequel est griffonné: «Claude... 418-547-5463. Coin Industrial et 5th Ave». Dans le portique du 1740, à Montréal, mon sac à dos, ce vieux sac qui m'a suivi partout; mais cette fois-ci, je ne sais vraiment pas à quoi m'attendre.

Par la fenêtre, je vois le pick-up noir de mon chum, Phil. Deux becs à ma blonde; y'est cinq heures du matin, mais j'ai pas fermé l'œil de la nuit. La fébrilité des grands départs... J'adore.

«Je te vois le 25 au matin... Si tout va bien. On va passer Noël ensemble... Promis! Même si y faut qu'on roule toute la nuit!»

Dans l'truck, mon chum Phil a le sourire fendu jusqu'aux oreilles. On a un paquet de cassettes pour faire la route. La toune du départ est essentielle. C'est Phil qui l'a choisie.

Cet automne-là, je suis passé aux douanes de Frelishburgh presque chaque jour. Foreman au verger Longval de Peter Macauslan, qui s'étend sur les deux bords de la frontière. On salue les douaniers américains, vérifications d'usage; cinq minutes après, on est parti! Direction NYC!

On viraille un peu pour trouver l'adresse que Claude nous a donnée. Une fois sur place, ça fesse. En plein Bronx, zone un peu industrielle, un terrain vacant, une clôture de fortune qui sépare le terrain en deux et, à gauche, une station-service.

C'est glauque.

Une roulotte de chantier de construction sur le site et une van Econoline. Un type en sort, c'est Claude. Il nous explique vite fait qu'il vaut mieux dormir tout de suite, parce que la première van va arriver cette nuit. On est loin de se douter dans quel tsunami on vient de s'embarquer. La roulotte de chantier est divisée en deux, le fond c'est pour dormir. Un 18 X 12 pour faire dormir quatre gaillards...

Matelas de sol installé, je suis si fatigué que je caille instantanément.

Pour 30 minutes! La porte s'ouvre violemment, Claude nous harangue: «la van est là! Enwaille! Enwaille!» Connaissant le tempérament de mon chum Phil, un solide bonhomme de six pieds trois, 220 livres, quand il se fait réveiller comme ça, je me demande si Claude ne va pas traverser le mur de la roulotte! Pas encore.

On sort; devant nous, un 53 pieds rempli de sapins gelés. Sur le chargement, quatre ou cinq gars qui balancent les sapins par terre. Faut se grouiller, la van bloque une des deux voies; aussi, il faut faire attention aux sapins. Pendant presque quatre heures, on charrie des sapins gelés dans le fond de la cour.

Pendant ce temps-là, Claude et sa blonde préparent le stand. Ils installent les racks, choisissent des sapins de toutes tailles. Ainsi s'amorce ma première saison aux sapins. On décore la roulotte de chantier. Pendant les 32 prochains jours, nous allons vivre au rythme des passants de ce quartier malfamé du Bronx. Notre stand est vaste, sur le bord de l'autoroute. Les gens le connaissent. Accès facile, possibilité de stationner la voiture.

Dans la même minute peut y entrer un caïd dans une Land Rover de 100K et une dame louche, trois ou quatre enfants mal habillés, l'indigence totale. Le commerce du sapin de Noël cultivé à New York est une véritable mine d'or pour ceux qui dominent le marché. Tout se passe en cash. Et tu négocies chaque sapin. Plus tu le vends cher, plus tu fais de fric.

Au début, je veux vendre des sapins, toucher la commission. Trop risqué, me dit Phil avec son sourire fendu jusqu'aux oreilles, encore! Comme on dort à peu près jamais, je lui demande ce qu'il a à rire de même! Il m'amène dans la roulotte de chantier, loin du regard des autres. «Laisse faire la vente pis vient strapper des sapins su'l top des chars! On fait du tip en fou!» Et lui de me montrer sa Cocotte bien pleine de cash...

Plus le jour de Noël approche, plus les clients deviennent nerveux. Le sapin de Noël fait partie de l'iconographie de la fête pour les Américains. Autant que possible, il faut se procurer un sapin naturel; il doit être fourni, parfait. «Un Douglas de 6 pieds! 60$!» Et hop, un autre sapin vendu.

C'est Claude qui s'occupe de la caisse. Sa plus grande crainte: se faire voler de l'argent par un des deux autres vendeurs. Une véritable paranoïa. En fin de journée, toujours le même cirque. On compte les sapins, combien on en a vendu, puis Claude ramasse le cash et s'enferme à quadruple tour dans son Econoline, les rideaux opaques fermés. Il doit «faire le cash» avant l'arrivée du «courrier», ce type un peu freak qui s'occupe de ramasser l'argent de tous les stands afin de le rapporter au grand boss.

Le «courrier» manipule ainsi des dizaines de milliers de dollars quotidiennement. Il est nerveux, fume clope sur clope, il pue et on doit éviter de le regarder, même de lui adresser la parole. Ah oui! Et il te laisse savoir assez rapidement, de façon non subtile, qu'il a toujours un flingue. Toujours.

En plein milieu de la run, on reçoit une van de sapins par jour, même une fois, une deuxième van dans la même nuit. On se couche complètement crevés. Même pas une heure de sommeil et tout à coup la porte de notre bord de la roulotte vole en éclats! Je mentirais si je disais qu'on dormait comme des bébés dans le Bronx. On se fiait à notre nightwatch pour nous avertir s'il y avait quelque chose de suspect. Pas cette fois-là.

«CLAUDE! YOU MOTHERFUCKER! CLAUUUUUUDE!»

C'est le courrier qui cherche Claude, ne l'ayant pas trouvé dans son Econoline. Réveil brutal, ce freak qui balance son flingue dans notre face comme dans les mauvais films de gangsters. Phil réussit à calmer cet animal. Claude s'est tout simplement rendu aux chiottes à la station-service. Je ne crois pas avoir dormi à partir de ce moment-là.

Les dix derniers jours sont les pires. À notre stand, on est témoins de l'énergie du temps des Fêtes, on est assommé par la musique de Noël, qui joue en boucle, mais on ne participe pas à la fête. Je suis témoin de moments touchants, des enfants qui viennent choisir leur sapin en famille, tout excités à l'idée de savoir qu'ils le décoreront une fois rendus à la maison. Nous attachons ces sapins-là fermement sur le toit des voitures. Je vois aussi Claude, ou Manu, offrir un sapin à l'une de ces familles manifestement trop pauvres pour s'en procurer un. Cinq pieds de sapin dans un carrosse d'épicerie, les enfants à la traîne, mais contents, au moins un instant.

À quelques jours du départ, on commence à devenir nerveux. Vrai, nous avons fait pas mal de tips, Phil et moi, mais Claude nous a promis une paye fixe pour le mois. Il ne cesse de dire que le «chiffre» n'est pas bon. L'affaire, c'est que le boss se paye en premier et il fait passer son «courrier» dans la nuit du 24 au 25 décembre pour porter l'enveloppe. Dans celle-ci, la paye. Mais Claude semble dire que la paye sera plus basse finalement.

«Le chiffre est pas bon...»

Le 23 décembre, la veille de notre dernière journée, on se rencontre, Phil, Manu, Phil-de-nuit (notre nightwatch, un gars super sympathique de Mont-Laurier) et moi. Notre terrain vacant est muni d'une énorme porte en clôture Frost. On convient de deux choses: on va veiller à ce que Claude ne se sauve pas avec le cash et quand le «courrier» va arriver, on va fermer la clôture à cadenas. Pas question qu'il parte tant qu'on ne sera pas tous payés. Rendus là, on avait entendu toutes sortes d'histoire d'horreur de «vendeux de sapins» qui n'avaient jamais été payés.

Pendant les 24 dernières heures, nous nous regardons en véritables chiens de faïence. Le camp est démonté, Claude regarde constamment vers le feu de circulation. Nous nous sommes assurés qu'il n'a pas rencontré le «courrier» à notre insu. Nous sommes rendus au stade de sous-hommes. Cette expérience éprouvante a fait de nous des animaux, prêts à s'entredéchirer pour notre part de pitance.

Toute la nuit du 24 au 25, nous attendons le «courrier». Insoutenable attente. Claude doit faire un appel aux 20 minutes. Il est hypernerveux, presque catatonique. Il ne nous adresse plus la parole depuis des heures, retranché dans son Econoline.

À un moment donné, il démarre le moteur. Instinctivement, Phil-de-nuit se lance sur la clôture, la ferme. Claude ouvre la portière, vociférant. Il dit vouloir aller mettre de l'essence en attendant. «Pas question!»

Tension maximale.

Vers cinq heures du matin, le 25, des pneus crissent sur le bitume trempé. Le «courrier» arrive en trombe, se gare devant la roulotte de chantier. Il bloque la van de Claude par le fait même. Tous, nous quittons la roulotte de chantier. Claude demeure quelques minutes seul avec le «courrier». La clôture est fermée, le freak s'énerve en sortant de la roulotte. Il flashe son flingue. Claude perd les nerfs.

«On a été payé! C'est beau! Laissez-le aller!»

Phil-de-nuit ouvre la clôture, le freak s'en va. Bon débarras.

Entre-temps, Claude s'engouffre dans son Econoline et prépare l'enveloppe de chacun. La clôture est refermée, bien sûr. Il manque de l'argent dans mon enveloppe, dans celle de Manu aussi. On s'obstine avec Claude. Il s'énerve.

«Si tu veux r'venir l'année prochaine, ferme ta yeule pis prend c'que je te donne!» me dit-il.

Non seulement je n'ai pas l'intention de revivre cet enfer, mais je ne connais plus aucune limite à mon impatience, ma frustration. Je le lui fais comprendre. Je serai payé jusqu'au dernier dollar. Phil-de-nuit ouvre la gate. Moins de dix minutes plus tard, l'endroit est désert.

J'ai rarement été aussi brûlé, épuisé, qu'à la fin de cette run-là. Mais l'adrénaline nous fournit l'énergie nécessaire aux dix heures de route nous séparant de Montréal, du 1740. Je me souviens du sourire fendu jusqu'aux oreilles de mon chum Phil. Ça valait l'coup. Je n'avais aucune idée combien d'argent on avait ramassé avec nos tips.

«T'as fait quoi avec le cash Phil?»

«T'en fais pas...»

Je ne pose pas de questions. Le grand Phil est un frère pour moi. En chemin vers Montréal, on fait un arrêt pour nettoyer le truck. Surtout faire disparaître toutes les traces de sapin, les milliards d'épines qui se sont incrustées dans tout et qui, surtout, trahissent la réelle raison de notre périple aux États-Unis. Détour par les douanes de Frelishburgh, pas de problèmes à rentrer au Québec. Plein gaz vers Montréal.

Phil avait caché soigneusement le fric à l'intérieur des portes de son pick-up. Devant le 1740, le 25 décembre au soir, sans gêne, sans reproches, mon chum Phil défait ses portes de truck. On ne peut plus s'empêcher de sourire! Ça en avait valu la peine malgré tout.

Mission accomplie.

Ma blonde nous attend, y'a de la bière dans le frigo. Pas de décorations de Noël, pas de sapin. Une neige folle tombe sur Montréal ce soir-là. En d'autres jours de Noël, on aurait pu dire que c'était féerique. Pas cette fois-là.

Je m'en câlissais pas mal que ce soit le 25 décembre. Une fois dans ma vie, j'avais vendu un sapin de Noël sur l'autel d'une run dans l'Bronx. Je n'avais pas la tête aux décorations de Noël, à la dinde, aux cadeaux. Non.

Claude nous a dit que nous avions vendu pas loin de 7 000 sapins en trente quelques jours. J'avais fait ma part. Je n'ai jamais tripé Noël de toute façon.

Pas jusqu'à ce que ma blonde me donne deux merveilleux enfants chez qui nous essayons désormais de faire vivre la magie de Noël.

Et vous savez quoi? On préfère, nous aussi, les sapins vivants...

LES CONTES DE NOËL DU HUFFINGTON POST QUÉBEC

- 1er décembre - Un joli compte de Noël - Réjean Bergeron

- 2 décembre - Le père Noël n'existe pas - Bianca Longpré

- 3 décembre: Le dernier cadeau - Yannick Marcoux

- 4 décembre: Pour Noël, j'aimerais manger trois fois par jour... - Virginie Chaloux Gendron

- 6 décembre: Pour toi chère Clotilde - Patrick Laperrière

- 8 décembre: Un Noël de plus en célibataire - Isabelle Tessier

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