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Apparences, un chef d'œuvre de Serge Boucher

C'était la dernière. J'aurais pu sortir, la voir en rediffusion plus tard. Mais non, le mardi soir, depuis le début de cette série, je suis devant mon écran à 20h et rien ni personne ne m'en déloge. Une fois seulement j'ai dû sortir de la maison au beau milieu. C'était l'épisode où on retrouve Manon dans la rivière... Je m'en suis voulu de ne pas avoir vécu ce choc en même temps que le reste du Québec! En pleine semaine de la prévention du suicide. Quel coup de maître!
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Apparences

C'était la dernière. J'aurais pu sortir, la voir en rediffusion plus tard. Mais non, le mardi soir, depuis le début de cette série, je suis devant mon écran à 20h et rien ni personne ne m'en déloge. Une fois seulement j'ai dû sortir de la maison au beau milieu. C'était l'épisode où on retrouve Manon dans la rivière... Je m'en suis voulu de ne pas avoir vécu ce choc en même temps que le reste du Québec! En pleine semaine de la prévention du suicide. Quel coup de maître!

Et quelle superbe série. Les témoignages des acteurs, captés en entrevues avec André Robitaille et rendus disponibles sur le site Web de Radio-Canada à fur et à mesure que la série progressait, démontrent combien ce tournage les a affectés, tout un chacun, sur le plan personnel comme professionnel.

Tous ont eu la chair de poule en revoyant leurs scènes, tant à cause de la nature du sujet, que du développement des personnages, que de la sensibilité du réalisateur, que du montage final avec cette musique poignante de Luc Sicard. Et tous ont vu cette série comme un moment décisif dans leurs carrières. Un cadeau, disent-ils. Pour Myriam LeBlanc (Manon), ce fut l'occasion de quitter les planches du théâtre et d'apporter une intériorité que la caméra lui permettait enfin. Et elle voulait jouer son personnage comme Fanny Malette l'aurait fait!

À en écouter les autres acteurs, Benoît Gouin et Daniel Parent en particulier, à leur tour dévoiler leur for intérieur, même verser une larme face à cette expérience semble-t-elle inusitée, on ne peut s'empêcher de placer cette série télévisée dans une catégorie à part. Car elle surpasse toutes les autres, de mémoire récente et même lointaine, sur plusieurs plans.

D'abord, Serge Boucher se révèle encore une fois un auteur extrêmement sensible aux nuances, à la complexité et à la souffrance de l'être humain. Il l'a démontré avec la formidable série Aveux, qui en jeté plus d'un à terre...

Apparences va toutefois beaucoup plus loin, parce que rien n'est laissé au hasard. Les personnages et les situations sont d'une véracité saisissante, appuyés par une impressionnante compréhension du cheminement psychologique d'une personne, suite à des événements de vie que nous pourrions tous avoir vécu. Ici, l'effort que l'on a fait pour saisir la pensée suicidaire revisitant les points charnières d'une vie fait que toutes les pièces du puzzle reproduisent parfaitement le tableau, ouvrant une large fenêtre vers la lumière crue de l'intérieur, ce que l'on voit rarement à la télévision.

Non seulement Apparences dénombre la série d'événements dans la vie de Manon, cumulant par une trahison qui l'aura finalement poussée à l'acte, mais le dernier épisode tient à souligner le fait que Manon n'était pas folle, qu'elle ne souffrait pas de maladie mentale, tel que supposé par les premières réactions des personnages, et que, au contraire, elle était lucide, intelligente, dévouée et aimante. Elle était donc crédible. On peut apprendre de quelqu'un de crédible. Et tous se remettent en question en conséquence.

Ainsi Serge Boucher donne une crédibilité à la détresse, à la douleur infligée -- oui, par des proches! --, aux lâchetés et aux trahisons dans les relations intimes que nous avons tous et toutes vécues, avec des résultats plus ou moins satisfaisants. Donner un sens à la souffrance est d'une valeur inestimable à la fois pour un peuple, pour une société et pour un milieu culturel et artistique foisonnant comme celui du Québec, car il ouvre grand l'éventail de l'écriture.

Deuxièmement, l'action se déroulant quelques semaines avant Noël, et l'apogée -- la découverte de la mort de Manon (que l'on soupçonnait jusque-là) révélée en pleine semaine de la prévention du suicide, était un coup de « timing » brillant. Ça aurait été autre chose de diffuser cet épisode pendant la semaine de Noël, par exemple.... Ce choix était d'une finesse et d'une pertinence que l'on ne peut que le qualifier de coup de force : de l'écriture, de la réalisation, de la programmation.

Finalement, ce qui fait de cette œuvre un chef d'œuvre est l'attention au détail. Le regard du petit Henri, autiste, à travers les carreaux de la classe de Manon, qui fait qu'il soit le seul témoin de la relation amoureuse de Manon avec le directeur d'école; il détient la clé de l'histoire, mais ne peut l'exprimer que par ce seul petit mot que les adultes ne comprendront jamais: bisou. Ce détail est un bijou en soi parce que le spectateur est complice. La relation entre Gaëtan l'alcoolique déraillé, avec son frère Benoit , le marathonien perfectionniste est magnifiquement chargée de multiples degrés de vérités et d'incompréhensions. La page manquante du cahier, la voiture dans la boue dans le fond d'un rang à 4h du matin, la robe rouge, les noces, la vidéo, et surtout l'existence de Manon à travers la vie de sa sœur. Et que dire du personnage de Martin, l'homme marié qui change lâchement les faits lorsqu'il avoue à Nathalie que c'est lui, « l'amant de Québec ». Et ce sera avec cette semi-vérité que se terminent à la fois la vie de Manon et la série.

Côté jeu d'acteurs, j'ai eu un plaisir fou à voir Alexis Martin, métamorphosé en Gaëtan, alcoolique et aux prises avec des troubles mentaux, des « filtres » qui l'empêchent de voir la réalité comme les autres (tel qu'il l'explique en entrevue à André Robitaille). Aussi, le jeu tout en subtilité du conjoint de Nathalie, Samuel (Vincent-Guillaume Otis) qui entretient une relation avec une autre, mais qui attend plutôt que Nathalie le quitte, pour ne pas la blesser durant cette période difficile.

Seul bémol serait la prestation de Geneviève Brouillette (admirable d'habitude), ici un peu trop blasée, pas assez affectée émotivement. Peut-être Nathalie devait-elle être tellement « celle qui est en avant, qui gère, qui organise, qui prend toute la place », qu'elle ne semble perdre le ballant qu'en surface.

Jamais une œuvre de fiction, surtout télévisuelle, n'a été aussi franche avec ses spectateurs. Peut-être est-ce la marque d'une société qui n'a pas l'habitude de se plier aux convenances et qui se distingue par son originalité et son affront. Peut-être aussi que l'on veuille se pencher sérieusement sur les causes d'un des taux de suicide les plus élevés de la planète.

Aujourd'hui, c'est fait. C'est inscrit dans le firmament : ici, au Québec, on s'est arrêté de juger, on a creusé la matière, et on a appris quelque chose. Si ce n'est que l'on est tous responsables, de l'un et de l'autre.

De dire Serge Boucher, un thème récurrent dans son œuvre, son « moteur », semble se résumer en une phrase clé, prononcée par Nathalie aux funérailles de Manon :

« Comment peut-on passer sa vie, les uns aux côtés des autres, sans savoir de quoi l'autre est en train de vivre ou de mourir? »

Splendide.

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