Le premier conte fantastique qu'écrivit Jorge Luis Borges date de 1938, lorsque le génial Argentin obtint un emploi dans une bibliothèque municipale. Cet emploi, il le perdit en 1946 à cause de ses positions politiques à l'encontre du colonel Juan Peron. Neuf années plus tard, après que le dictateur ait été écarté du pouvoir, Borges devint directeur de la Bibliothèque Nationale, tandis que - ironie du sort - la grave maladie dont il était atteint depuis longtemps déjà le rendait totalement et définitivement aveugle.
Peut-être d'autres auteurs sud-américains, opprimés par les dictatures toujours méfiantes à l'égard des poètes, ont-ils inspiré aussi Denis Plante. Mais la présence de Borges en filigrane de ce superbe texte pour l'Opéra tango, La bibliothèque-interdite, m'a semblé évidente et particulièrement réussie. Dans un style intelligent et souvent drôle, de nombreuses allusions aux obsessions de Borges sont bien là. Les héros de la Grèce antique, Homère et Virgile, le thème du labyrinthe ou celui du double sont comme autant de fils d'Ariane qui cheminent du début à la fin.
Mais le spectacle ne tient pas seulement sur le texte et la musique de Denis Plante. Sébastien Ricard montre à quel point il est un artiste complet. Acteur exceptionnel (il a obtenu le prix Jutras en 2010), il est aussi chanteur (Loco Locass), danseur de milonga et presque ventriloque. Sur sa machine à écrire qu'il transforme en instrument de percussions, il accompagne parfois musicalement la formation Tango Boréal et ses trois excellents musiciens (Denis Plante au bandonéon, David Jacques à la guitare, Ian Simpson à la contrebasse) qui jouent et servent de Chœur à cet Opéra tango, un spectacle complet de théâtre musical et littéraire où tous les talents sont réunis.
Sébastien Ricard incarne le rôle du concierge de la Bibliothèque-interdite, un lieu peu fréquenté, excepté par ses membres (peut-être seulement lui), mais qui inspire la méfiance du pouvoir. Des soldats sont venus chercher le jeune concierge qui est jeté dans une cellule sans fenêtre, aux parois maculées du sang de ses victimes passées, où le nouveau pensionnaire peut percevoir les cris de prisonniers et où il n'a d'autres lectures que les graffitis sur les murs. Les livres lui manquent, mais son imagination va bon train. Enfermé dans sa cellule, au point de l'espace qui contient tous les points, il lutte contre la folie et vit entre rêve et réalité dans le labyrinthe obscur de son esprit brillant. Son seul interlocuteur, l'inspecteur Barracuda, est obtus et ignare. Il ne communique avec lui que par une fente dans le mur de la cellule, à moins qu'il ne s'agisse que d'une fente de son esprit...
Tout au long du spectacle, Sébastien Ricard tient la scène par ses chansons de style populaire et dans un quasi monologue limpide, à un rythme pourtant, effréné. La Bibliothèque-interdite est un spectacle musical, joué et chanté, où l'atmosphère du tango comme danse de quasi-combat entre deux antagonistes qui finissent par s'aimer est parfaitement rendue. L'inspecteur Barracuda (s'il a vraiment existé) ne s'appelait peut-être pas l'inspecteur Barracuda... Et un peu à la manière de Borges, entre lui et l'autre, le héros comprit peut-être que l'autre c'était lui.
La Bibliothèque-interditeau petit Outremont, les 23, 24, 28, 29, 30 et 31 octobre 2015 (au centre culture St-John de Bromont, le 7 novembre 2015 et au Centre culturel de Shawinigan le 23 avril 2016)
Cet article a aussi été publié sur info-culture.biz
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