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Le mot de la faim

Je vous écris depuis ma quinzième journée de jeûne forcé. Involontaire. Je n'ai pas fait une grève de faim pour dénoncer quelque chose. C'est que je suis dans un état de dénuement très avancé.
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Lettre ouverte aux premiers ministres du Québec et du Canada et à tous les chefs de partis.

Je vous écris depuis ma quinzième journée de jeûne forcé. Involontaire. Je n'ai pas fait une grève de faim pour dénoncer quelque chose ou contester une politique quelconque, rassurez-vous, mais, retenez bien votre rire ou votre étonnement, je manque de nourriture. C'est que je suis dans un état de dénuement très avancé. La pauvreté extrême. La dernière allocation que j'ai reçue du gouvernement est allée directement dans les poches de mon locateur. Le mois passé, j'ai fait l'épicerie au lieu de payer le loyer. Le propriétaire est entré dans une colère sans couleur, menaçant de m'expulser manu militari si je ne règlais pas le montant en entier. Entre l'itinérance et la famine, j'ai opté pour cette dernière momentanément.

Je vis dangereusement, je suis sur le fil du champ des potentiels. Mes idées éparses partent dans toutes les directions sous l'effet d'une douleur insupportable. C'est qu'elle est insolente, violente et d'une insoutenable constance dans le tiraillement, cette faim qui me taraude. Elle perce son trou dans ma dignité humaine et transperce la carapace de tous mes engagements et de toutes mes convictions.

Le premier jour de ma faim, il ne restait dans le frigo que de l'eau et dans mes étagères que quelques cubes de sucre et du sel. La matinée est passée sans trop de souffrance, je faisais semblant qu'en soirée, j'allais souper comme d'habitude. J'essayais de détourner l'attention de mon estomac ou peut-être de mon cerveau. Elle est venue petit à petit, à pas de chat, elle commence par te chatouiller au niveau du ventre. Insidieuse et sournoise, elle s'installe sans faire de bruit. Je fais une diversion, je pense avec une grande intensité à quelques concepts philosophiques. L'intégration et la désintégration, ces deux substantifs sont-ils des antonymes, je doute un peu de la supercherie de leur morphologie, s'intégrer et se désintégrer ne peuvent pas être l'un le contraire de l'autre. S'intégrer ou se désintégrer ne donne pas sens comme être ou ne pas être. Intégration pourrait s'entendre avec dissolution ou du moins avec dilution, mais la désintégration n'accepterait aucune définition autre que l'effacement, l'anéantissement. Résiliation et résilience ne sont pas synonymes, non plus, parce qu'on peut résilier son contrat avec la vie, mais on ne peut pas assurer une résilience, on verra à la fin du mois.

Du sommeil au programme de la troisième journée, dormir, dormir et dormir encore, seule échappatoire que je connaisse jusqu'à maintenant. Le remède magique aux gesticulations insensées de l'estomac. De l'eau et du sucre disent les spécialistes et l'homme peut tenir jusqu'à un mois sans nourriture. Le chat des voisins me nargue, il est resplendissant de santé.

À la septième journée de faim, je délirais, je ne savais plus s'il était l'aube ou le crépuscule. De l'eau, rien que de l'eau. Il fera bientôt jour ou nuit, je m'en fiche un peu. Lorsque tu es assailli par la faim, tu ne désires qu'une chose, dormir, dormir longtemps, longtemps comme les animaux qui hibernent. À propos d'animaux, le chat de la voisine du dessus m'obsède. Il passe devant ma fenêtre en se dandinant, bien en chair. Il y a deux jours, sa maitresse m'avait longtemps fixé. Un regard accusateur. J'ai immédiatement compris que ma façon de regarder l'animal avait quelque chose du carnassier devant sa proie.

Le moment le plus difficile à endurer est cette plage horaire de 17 h à 19 h où toutes les maisons et tous les restaurants mijotent des choses dans leurs cuisines. Les effluves qui s'en échappent m'étrillent et cisaillent mes tripes. Ça me tue! Il faut se cacher, boucher son nez, entrer dans une cave, sous terre, pour éviter ce supplice. Le cerveau, dès qu'il réceptionne ces molécules aromatiques volatiles, il donne l'ordre aux glandes de sécréter les acides de la digestion. Ces acides, attendant de pied ferme les mets qui ne rentrent pas, ils s'impatientent et lancent leurs soldats dans le vide. Et la douleur et les spasmes prennent d'assaut ton corps.

Je connaissais l'histoire de la grève de faim de Bobby Sands, que Madame Thatcher avait laissé mourir. Il avait tenu pendant 60 jours, mais lui, c'était pour une cause noble. Et moi alors, pour quelle cause vais-je m'éteindre? Une mort stupide et très peu glorieuse, comme cet homme qui marchait devant moi dans le square Saint-Louis, le sol était humide et luisant après une pluie subite, j'entendais la percussion de ses sabots, tic tac, tic tac puis un craquement suivi d'un bruit assourdissant. Une vieille branche avait décidé de se détacher de son arbre et piquer pile sur la tête du promeneur. Mort sur le champ. Ma mort serait encore plus ridicule. Personne ne le croirait. Crever de faim dans «le plus beau pays du monde». Est-ce un exploit? Mort de faim, bêtement, même pas de froid comme mon vieil ami, désespéré de trouver un emploi et un gîte, son orgueil et son honneur l'empêchèrent de quémander la nourriture dans les églises et les mosquées, «plutôt crever que de tendre la main aux religieux», disait-il. Il décida de passer la nuit dans le bois en plein hiver. Ils l'ont trouvé gelé comme une planche.

Le 15 du mois, je sais, c'est le prélèvement automatique du montant de la facture du téléphone et d'Internet de mon compte. Ils ne trouveront rien, ils interrompront le service. L'électricité, c'est dans trois jours qu'elle noircira ma demeure. Je rampe jusqu'à la cuisine, cherchant des miettes de pain dans les tiroirs. La nuit tombe, j'ai donc dormi pendant dix-huit heures, je me rapproche peut-être de l'état de l'hibernation. Que nous sommes mal fabriqués, nous les êtres humains! Ni l'ours, ni l'écureuil, ni même les pigeons, ni le reste des animaux ne souffrent de famine, rien que les humains. Ils sont obligés de se ravitailler trois fois par jour. Pourquoi pas une fois par semaine ou une fois par mois. Quelle misérable invention que l'humain.

Je m'occupe à présent de mes voisins, les écureuils. Je les envie. Il y a deux ou trois jours, je ne me rappelle plus, je suivais leurs parties de jeu. Joyeux, courant, sautant, grimpant dans les arbres, ils s'amusaient comme des enfants. Ils ne se souciaient de rien, ni de l'électricité ni du téléphone, ni du loyer, ils n'ont rien à payer. Et même la nourriture, elle leur est offerte, une gracieuseté de sa majesté la nature.

C'est ma fin, la faim lacère mes entrailles, des crampes de la tête aux pieds secouent mon corps. La lueur au bout du tunnel dans mon cas est un train qui fonce à grande allure sur une voie unique.

Le chat des voisins me nargue, il est resplendissant de santé. Ah ses omoplates charnues!

C'est l'automne, il fait encore beau et tiède, une température parfaite pour une randonnée dans la montagne.

Le chat est devenu mon obsession et si je le tue et je le mange. Mais comment? Et puis l'écureuil? J'envisageais sérieusement de kidnapper le chat. Ma décision est prise. Un plan? Impossible de passer à l'attaque pendant le jour. Comment le piéger et surtout comment l'assassiner, je l'assommerais et s'il ne meurt pas du premier coup et il commence à crier. L'égorger avec un couteau bien aiguisé, et que ferais-je du sang et de la peau, je le grillerais ou je le rôtirais et les odeurs peut-être que les chats grillés dégagent une odeur particulière. Je serai arrêté pour le meurtre d'un chat. Cela mènerait directement à la prison, je ne sais pas, il faudra s'informer.

À propos de prison, la société dépense 70 000 dollars par an pour chaque détenu. Mais comment aller rejoindre ce paradis, nourri, blanchi, entretenu par l'État . Un délit, un crime quelconque?

À quoi me serviront la physique quantique, la philosophie, la littérature si elles ne me font pas nourrir, me répétait l'ami avant qu'il ne devienne une planche.

L'entêtement stérile du cerveau, incapable d'anticiper la débâcle de son propriétaire. Soudain, tout, la vie et ses accessoires, m'est apparu sous la forme absurde d'une mauvaise blague, la nourriture de l'esprit n'est pas comestible. La violence brutale du corps a eu raison de ma raison critique. Rires sardoniques.

Vous n'êtes pas sans savoir, doctes personnes, qu'un demi-million de personnes de notre province reçoivent une allocation mensuelle d'une valeur de six cents dollars pour se loger, se nourrir, se vêtir et s'émanciper (aller au théâtre, au cinéma, aux représentations du ballet, à l'opéra, assister à des concerts et voyager de temps en temps). Est-ce un canular?

Mes idées s'emballent, mon esprit se brouille, veuillez excuser mes digressions. Tout mon échafaudage scientifique et spirituel s'effondre d'un coup. Comment réconcilier le corps et l'esprit? La vie atteint sa fin ou sa plénitude lorsque les choses semblent avoir perdu toute signification, disait un écrivain.

Ça y est, le courant électrique est coupé. C'est une offensive préventive de leur part, comme s'ils avaient lu dans mon esprit. Oublions le chat. Pas d'électricité, pas de grillade, pas de téléphone, pas d'appel de détresse.

Je me regardais dans le miroir et tout d'un coup l'illumination. J'ai remarqué que, dans la vie de tous les jours, je n'utilisais pas beaucoup mon bras gauche sauf à quelques rares occasions.

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