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Ce qui me tape sur les nerfs, c'est cette musique célébrant le mensonge universel qu'on passe en boucle sur toutes les radios, ces chansons débiles, en plus de la faim qui me broie intérieurement, me rendent dingue. Puis, j'ai compris, c'était pour couvrir les gémissements des damnés de la société.
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Chroniques du sud-ouest de Montréal pendant la période des réjouissances et du temps de la sacrée austérité

Le vent est furieux ce matin, il souffle très fort comme s'il était fâché de l'absence des flocons de neige avec lesquels il jouait en cette période de l'année. Il gifle avec toutes ses mains les visages des rares personnes qui marchent sur la rue Notre-Dame. Le café est presque vide en ce 24 décembre 2015, il est onze heures, mais mes collègues ne sont pas au rendez-vous. Je dis «collègues» pour les clients, les habitués parce qu'ils travaillent tous à leur compte, comme moi, travailleurs autonomes qu'on les appelle ou à la pige et vivant seuls dans ce vieux quartier de Montréal. Le travail se fait rare en ce début du siècle, les entreprises n'engagent plus comme avant l'avènement du copier/coller et de la robotisation.

Marc, le gérant me sourit, me souhaite la bonne journée et me demande, «comme d'habitude?» Oui, j'ai répondu, en m'enquérant de l'absence de Robert, le réviseur, Roxane, la photographe, Éric, l'infographiste, Yacine, le journaliste et Paul, l'ancien antiquaire ainsi que l'artiste peintre Joseph. Je pense qu'ils ne viendront pas travailler, aujourd'hui, c'est la Nativité, tu sais, dit-il.

Sirotant mon café tout en feuilletant le journal à la recherche des nouvelles du jour, lorsqu'une bourrasque a fait irruption dans le café et introduisant du même coup Jacques, l'ex-documentariste, que je n'ai pas vu ces derniers temps. Tout ébouriffé, il sacre depuis la porte contre l'écervelé vent qui le malmène sans aucune raison. «Tabernak de malade de vent, l'imbécile, il arrache les cils des yeux, le cinglé.»

«Un café et un croissant et je te raconte la plus extraordinaire des histoires. Est-ce que ton budget le permet, pour ton collègue?» Oui, Jacques, comment peut-on refuser à notre flamboyant artiste un petit café.

Jacques, la quarantaine bien entamée, un sceptique radical, il nous racontait toujours des histoires extravagantes et d'autres rocambolesques et enfin les plus sombres qu'il glanait dans les coulisses de Radio-Canada du temps où il était contractuel dans cette institution. Il pense qu'un ordre mondial de forces occultes essaye d'éliminer le plus grand nombre de personnes dans une opacité totale et parfois avec la complicité des gouvernements qu'il a contribué à mettre en place.

Les compressions budgétaires avaient eu raison de son poste, il était appelé à créer sa propre maison de production, il deviendrait un fournisseur de services. Les premiers temps, il arrivait à décrocher des petits contrats, puis ils sont devenus rares, mais l'ostie d'austérité l'avait complètement laminé, disait-il.

Se délectant de son croissant, il s'est confié à moi. Tu sais, dit-il, je n'ai pas mangé autre chose que du pain depuis le début du mois. Le service téléphonique vient d'être suspendu, je ne peux, donc, communiquer avec l'extérieur ni signaler un grand incendie ni une grande catastrophe. Le parlement doit promulguer une loi interdisant l'interruption des services de téléphones durant les temps de crise et pendant les périodes sensibles des fêtes. Tu ne le penses pas?, dit-il. J'ai appuyé sa proposition sans aucune réserve.

Il reprend.

C'est que je suis sans contrats depuis plusieurs mois. J'ai fait une demande à Emploi-Québec. Le préposé m'a dit que cela s'appelle le revenu du dernier recours. Il fallait leur faire parvenir les états de mon compte bancaire des six derniers mois et d'autres paperasseries. J'ai reçu un chèque de 622$ au début du mois de décembre. Je suis retourné au bureau pour leur dire qu'ils avaient fait erreur, parce qu'après avoir réglé le loyer et les services de base de téléphonie et d'électricité. Il m'est resté 22$ exactement. La préposée m'a dit qu'il n'y avait aucune erreur. J'ai expliqué que ce montant est allé directement dans les poches de mon locateur et des compagnies de téléphone et d'électricité. Elle a dit, «c'est ça la loi pour les personnes seules».

Perplexe, j'ai dit comment font les bénéficiaires pour se nourrir. Elle a sorti un dépliant où sont inscrits les noms d'une centaine d'organismes et d'églises et me l'a donné en disant, «ils distribuent de la nourriture aux pauvres et aux démunis, il y en aurait plus de 500 000 au Québec. Il faut les appeler très tôt le matin pour pouvoir prendre rendez-vous.»

J'ai acheté du pain pour 22 dollars et depuis je ne me nourris que de pain. La dernière tranche de pain, je l'ai regardée les yeux dans les yeux puis je lui ai parlé tendrement, ce matin. Je ne te dévore pas, je te garderai comme une relique sacrée pour me souvenir pendant longtemps de cette journée historique. Puis, le déclic, je venais de comprendre le stratagème du gouvernement. Vider le Québec de sa population vulnérable, obéissant ainsi à l'ordre occulte. Moi, le meilleur documentariste de l'année 2001, me résigner à manger du pain sec. Non. Je ne me résigne pas.

Puis sur un ton de confidence, il m'explique sa découverte.

C'est en regardant ma dernière tranche de pain que j'ai enfin compris le mode opératoire de la disparition massive de nos concitoyens. On s'attaque directement à ta dignité d'être humain. D'abord l'isolement, on te coupe les services de communication, téléphone, Internet, ensuite, on te menace de couper le service d'électricité et de chauffage. Ils lancent, enfin, l'artillerie lourde, tu reçois un avis d'expulsion de ton logement. Tu seras pris comme un rat dans une sourcilière montée d'une main de maître.

Tu sais que les médias tous genres confondus ne rapportent pas les nouvelles des disparitions violentes de nos concitoyens. Je l'avais appris quand je travaillais à la télévision. Une indiscrétion d'un présentateur de nouvelles. Les autorités interdisaient aux journalistes de divulguer les statistiques. C'est un tabou, mais ils l'enrobent de bons sentiments, c'est pour ne pas effrayer le peuple.

Maintenant, je vois qu'il disait vrai ce journaliste. «Ça tombe comme des mouches, tu n'as qu'à compter le nombre d'ambulances sillonnant la ville ce soir-là et tu comprendras par toi-même. Le pic est toujours atteint dans la nuit du 24 au 25 décembre puis la courbe fléchit un peu et reprend son élan pendant les deux dernières journées de l'année.»

Ce qui me tape sur les nerfs, c'est cette musique célébrant le mensonge universel qu'on passe en boucle sur toutes les radios, les chaines de télévision, les réseaux sociaux, ces chansons débiles, en plus de la faim qui me broie intérieurement, me rendent dingue. Puis, j'ai compris, c'était pour couvrir les gémissements des damnés de la société.

Je ne plierai pas. Je ne m'en irai pas en silence. Je ne me soumettrai pas. Je vais les dénoncer, ils sont certainement de mèche avec cet ordre mondial. C'est vrai que je n'ai pas les qualités ni les convictions d'un révolutionnaire, mais je pourrais au moins les déstabiliser en publiant les statistiques de l'année passée. Comment est-ce qu'il les a eues?, demandai-je. Ne suis-je pas un documentariste d'investigation? C'est un nombre effrayant!, dit-il. C'est une élimination en douce par autosuggestion. Le secret est tapi dans la mie du pain qu'ils distribuent aux bénéficiaires. C'est tout ce que je peux te dire en ce moment. Tu surveilleras Wikileaks. Non, ils ne m'auront pas. J'irai, s'il le faut, demander le refuge politique à Cuba ou bien à la Russie comme Snowdon.

Une ambulance aux lumières étincelantes passe toute joyeuse, sirènes en l'air. Tu vois! Ça, c'est la première victime de notre quartier.

«Merci pour tout, je m'en vais finaliser mon papier. Puis-je passer chez toi pour l'envoyer par Internet?» J'ai dit, oui, avec plaisir.

Le soir, en attendant Jacques, je commençais à compter le nombre de sirènes. En effet, c'est effrayant!

Si vous êtes en difficulté, appelez le Centre de prévention du suicide au Québec au 1 866 277 3553.

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