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Des discrets au temps des vanités

Convaincu de la nécessité d'un dépassement systématique de soi - comme si être simplement soi représentait un échec personnel -, le citoyen moderne se trouve donc en situation de représentation permanente ; il spécule jour après jour sur lui-même et sur les autres à la bourse du paraître.
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Cet essai a été publié dans le N° 57 de la revue L'Inconvénient.

La dépossession de soi par le travail, aliénation qu'ont mis en évidence Marx et Chaplin par exemple, nous paraît à bien des égards chose du passé, du moins en Occident. Si des tâches pénibles et dégradantes demeurent, la règlementation du travail et, surtout, l'avènement du secteur tertiaire - près de 70 % du PIB aux États-Unis et au Canada - semblent avoir mis fin en bonne partie à la tyrannie productiviste qui confondait sans ménagement la machine et la main de l'homme et qui, en plus de l'épuiser, empêchait le travailleur de comprendre le sens de son labeur.

Il serait certes optimiste d'affirmer que le travailleur d'aujourd'hui s'est affranchi de cette tyrannie, même si ses conditions de travail se sont grandement améliorées. Si ses tâches paraissent moins abrutissantes, le bon fonctionnement de l'entreprise moderne repose sur une autre forme de perversion, tout autant liée au rendement que les aliénations de jadis, mais qui se déploie cette fois avec l'adhésion complice du travailleur qui adopte de bon gré des postures pourtant peu naturelles. De la même façon que la société industrielle a su faire prévaloir la consommation et le divertissement aux dépens de toute réflexion profonde qui viendrait la remettre en question, l'entreprise obtient une sorte de soumission enthousiaste à un état d'être dont les seuls objectifs sont ceux de la performance et du profit.

Pour cela, l'entreprise exige des comportements particuliers et un langage précis. Strictement vouée à augmenter ses revenus, elle s'assure que rien ne la détourne de son dessein. Ainsi le travailleur est invité à retenir ses émotions, ses opinions, et nombre de pensées et comportements inutiles au bon déroulement des affaires. Bien formaté, le travailleur moderne acquiesce sans broncher à une rhétorique des plus singulières, mais qui réussit à le convaincre de choses étonnantes, telles que : « On peut faire plus avec moins ». Pour y arriver, on l'invite à être proactif, à mettre en place des processus de normalisation et d'excellence afin d'optimiser son efficacité opérationnelle ; grâce à une bonne compréhension des systèmes et à la mise en place d'indicateurs de performances dûment adaptés, son leadership lui permet de gérer des ressources - également appelées talents - engagées dans un mode d'amélioration continue en phase avec l'atteinte de ses objectifs et livrables. Les enjeux critiques se voient ainsi transformés en opportunités de développement pour atteindre l'efficience. Ses humeurs ayant été rigoureusement neutralisées, le travailleur maîtrisant ses outils et postures de gestion évolue sans craintes, ni colère, ni peine.

On s'assure toutefois, et c'est important, qu'il soit soumis à un léger déséquilibre, qu'il ne puisse profiter d'un confort excessif afin qu'il demeure en mouvement : une minute de trop à la même place peut déclencher le siège éjectable. S'il désire progresser, le travailleur doit faire la démonstration de son abnégation et de sa dévotion, exhiber avec doigté une attitude de conquérant à chaque instant, et des capacités d'influence pour faire rayonner cette façon d'être et de faire, non pas comme une contrainte, mais comme une finalité heureuse, comme un accomplissement. Et de même qu'elle a su convaincre le citoyen par la publicité que la consommation permettait de se réaliser pleinement, la société industrielle a convaincu le travailleur que la réalisation ultime de soi, professionnelle ou intime, logeait dans ce modèle d'efficacité permanente. Ainsi plus besoin de contraindre le travailleur ; il adhère non seulement à son destin, mais, ultime tour de force, se fait l'ambassadeur enthousiaste d'un mode de vie forgé par l'entreprise, pour l'entreprise.

S'il est difficile de définir ce que serait le destin naturel de l'homme, il est aisé d'observer que la posture du conquérant professionnel constitue une forme de perversion de soi. En amenuisant ses vertus, elle éloigne l'homme moderne de ce qui devrait le définir réellement. Kundera affirme qu'« être absolument moderne, c'est être l'allié de ses propres fossoyeurs », car il a compris que si toutes les époques ont vu l'homme assujetti à des tyrannies plus ou moins grandes, la nôtre a comme particularité d'aliéner le citoyen avec son propre consentement. Cette torsion des destins renouvelle l'humain en l'éloignant de sa nature, mais sans le révolter.

Convaincu de la nécessité d'un dépassement systématique de soi - comme si être simplement soi représentait un échec personnel -, le citoyen moderne se trouve donc en situation de représentation permanente ; il spécule jour après jour sur lui-même et sur les autres à la bourse du paraître. Sa posture déborde désormais du cadre professionnel pour envahir sa vie toute entière, il appréhende de plus en plus la sphère privée avec les outils de gestion administrative hérités de l'entreprise. Il assure également, comme pour n'importe quel produit, sa propre promotion à travers un égo-marketing de chaque instant.

Pour s'en convaincre, il suffit de regarder l'usage qu'il fait des réseaux sociaux où il expose, comme presque tout le monde aujourd'hui, son quotidien, un quotidien aux instants sélectionnés, imaginés ou réécrits. Il s'y présente sous une identité sublimée, pour répondre à la pression de l'excellence et de la compétition, autres héritages pervers de l'entreprise ; il ne montre ainsi que les côtés les plus glorieux de son existence, prêt à s'en inventer au besoin. En photos, en vidéos, en slogans et en succès, il peaufine un soi insignifiant, plein de perfections improbables.

De plus en plus déconnecté du réel et constamment en train de se demander combien il vaut et comment accroître son capital social, il se perd dans la comptabilité frénétique de ses « amis » et de ses « like ». Perdu dans le dérisoire, en quête de sens et d'authenticité, il embrasse parfois une cause. Les nouveaux médias véhiculent de nombreuses revendications, fabriquent des porte-paroles aux identités romantiques et révolutionnaires bruyantes, mais stériles. La force de représentation de ces identités frondeuses comble encore les désirs de mise en scène d'un soi fantasmé, mais ne bouleverse pas l'ordre établi. Les colères meurent une fois criées, elles satisfont le crieur, et les affaires continuent.

Dans La peur de l'insignifiance nous rend fou, le psychanalyste Carlo Strenger évoque la perte de sens qui fragilise le socle même de nos démocraties. En effet, l'urgence de paraître, le déploiement d'insignifiances pour atteindre l'immédiatement visible, la perte de la dimension critique de nos institutions sont autant d'obstacles à la réalisation de projets communs, petits ou grands. Ainsi, le citoyen moderne en proie à la dictature toute puissante du paraître et de la performance, malade de la dépression des comparaisons, s'éloigne toujours un peu plus de son identité et de ses aspirations propres, et il entraîne ses semblables avec lui dans la dislocation de l'espace collectif. Sa réaction complaisante face à la surveillance croissante et à la collecte inquiétante des données personnelles, orchestrées par les États et les sociétés privées, illustre la perte des repères quant à ses identités, individuelle et collective. Inquiet, indigné, et apparemment prompt à se révolter face à ces intrusions, il finit pourtant par se résigner, prêt à abandonner l'espace commun (celui de la contestation) et l'espace privé (celui de son intimité) pour conserver l'espace insignifiant, mais vital de son petit théâtre quotidien.

Entre satisfaction, résignation et inconscience, l'homme moderne, bien que complice actif de ce nouvel ordre social, ne semble pourtant pas filer le parfait bonheur et on le retrouve de plus en plus déprimé, épuisé de compter, de surveiller son e-reputation, honteux parfois au supplice de la comparaison. Contraint de s'éloigner toujours un peu plus de ce qui le définit réellement (paraître pour être), il rêve parfois de disparaître un peu et de se retrouver. Mais comme disait Pascal : « Tout le malheur de l'homme vient de ce qu'il ne sait demeurer au repos une heure dans une chambre. » Alors que faire ? Quitter l'entreprise tyrannique ? Se débrancher des réseaux sociaux, d'Internet ? La mort peut paraître douce devant un retrait aussi radical !

S'il est difficile de fuir le monde du travail, il est possible de l'aborder différemment, choisir de ne pas y être en représentation, ou alors le moins possible. Dans ce cas, il s'agira d'occuper une position moins visible au sein de l'organisation, une position faisant appel à moins de stratagèmes et réduisant ainsi la dépossession de soi. On acceptera en échange d'y progresser moins vite. À l'ère du faraud et de l'arrogant, Susan Cain, dans La force des discrets, fait un éloge rafraîchissant des introvertis et rappelle qu'il est possible de réussir sans parler haut, que les discrets connaissent d'autres succès et n'éprouvent simplement pas le besoin de les crier. Quant aux médias sociaux qui dénaturent et nous éloignent de toute authenticité, les quitter subitement reviendrait à se mettre en scène une fois de plus, dans un autre fracas théâtral. Et ce parti de la disparition reviendrait aussi à affirmer la possibilité d'une « vie vraie » dépourvue de toute mise en scène, affirmation aussi peu convaincante que celle d'un monde condamné à une aliénation irréversible et généralisée.

Loin des expériences de retrait à la Thoreau ou Rousseau, mais loin aussi du vacarme de notre modernité, Pierre Zaoui défend une proposition salvatrice et poétique en s'inspirant des grands discrets tels Saint-Thomas, Baudelaire ou Virginia Wolfe. Avec La discrétion ou l'art de disparaître, il s'inscrit dans la lignée de Susan Cain et Carlo Strenger et constate pareillement que l'individualisme occidental débouche sur l'insignifiance et la dépossession de soi. Mais plutôt que de faire l'éloge du timide ou de l'introverti, il nous convie à une expérience à la fois subversive et paisible de la discrétion, dans un mouvement discontinu d'apparitions et de disparitions. Comme l'affirmait Kafka, il s'agit donc de « seconder le monde » plutôt que de le quitter. Non pas disparaître entièrement, mais retrouver l'« âme discrète » du flâneur baudelairien au cœur de la foule. Il ne s'agit pas non plus de se replier sur soi, mais de savourer de temps en temps « la joie apaisante de laisser paraître les autres », de célébrer « la beauté à bas bruit », tout en déjouant sans colère les radars d'une société qui nous formate et nous surveille.

Loin du cynisme et de la sournoiserie, Zaoui ne nous invite pas au rejet de toutes les apparences et de toutes les accumulations, mais à vivre à leurs côtés avec détachement et sérénité : « Tout est bon à laisser apparaître dans le vide absent d'un soi disparu : le précieux comme le toc, l'essentiel comme le dérisoire, le vrai comme le faux ». Sa proposition n'est pas portée par la quête immature - et sans issue - d'un bonheur linéaire (pursuit of happiness), elle est une invitation à un « bonheur par soustraction ». Se soustraire dans l'apaisement aux jeux des possessions, des dépossessions et des apparences. Retrouver, dans la discrétion, des moments de joie, non par le biais d'une liberté éternelle, mais par une libération sans cesse renouvelée : « Lâcher la grappe aux autres comme à soi-même et partir s'allonger tranquille dans les prairies du dimanche de la vie ».

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