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Albert Jacquard est (re-)mort

Albert Jacquard est peut-être finalement revenu d'outre-tombe pour nous rappeler le défi auquel la modernité nous confronte désormais.
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La twittosphère s'en est émue toute la fin de semaine: Albert Jacquard, le célèbre généticien, est décédé le 11 septembre. «Grand scientifique», «merveilleux humaniste», la disparition de l'homme qui «tissait la pensée avec l'humanité» a déclenché une vague inédite d'émotions. Seul petit problème: il n'est pas décédé la semaine dernière, mais il y a deux ans, le 11 septembre 2013.

Malheureusement, Jacquard n'est pas ressuscité d'entre les morts pour venir nous rappeler que la planète va nous sauter à la gueule si on continue de lui enfoncer des aiguilles sous les ongles, il a simplement fait les frais de la modernité et des quelques naufrages qui l'accompagnent.

Je suis un média

Ma voix s'est amplifiée: elle animait jadis le Café du Commerce ou le parvis de l'église, elle porte désormais à l'autre bout du monde. Par le mauvais hasard d'un tweet, d'un retweet et de quelques partages, la voilà qui porte et transporte la moindre de mes respirations bien au delà de mon cercle naturel d'influence. Normalement, l'humanité fera la sourde oreille à mes élucubrations, recouvertes la plupart du temps par le vacarme de nos insignifiances accumulées. Mais de temps en temps, ma ligne fera mouche et recevra la complicité, sans vérification au préalable, de quelques-uns de mes semblables.

L'indigestion permanente

Un flot croissant et inédit d'informations s'attaque à mon cerveau quotidiennement. Sur mon fil d'actualités, se bousculent des recettes de cuisine, des vidéos de journalistes assassinées, des chats, des enfants plus ou moins vivants, des réflexions bon marché, des photos de vacances, une célébrité qui s'est teint, une autre qui s'éteint. Chaque jour m'apporte sans nuances une quantité folle d'informations et le temps que j'ai pour les traiter (c'est-à-dire les lire, les comprendre, y réfléchir, et décider quoi en faire) est devenu inexistant. En d'autres termes, il se peut fort que la mort d'un généticien au physique peu avantageux me rentre par une oreille et me sorte par l'autre sans laisser grande trace.

L'indignation permanente

Laissez-moi vous couper l'herbe sous le pied: oui, je suis affecté par cette maladie. Dommage que le petit barbu scientifique soit en train d'analyser les pissenlits par le dessous, il nous aurait expliqué d'où vient ce mal sans fin qui fait que je souffre quand on enferme un blogueur saoudien, que je souffre quand on affame l'autre côté de l'humanité, et que je souffre de votre indifférence. Alors quand, un jour, un Jacquard s'en va, quand mon monde devient un peu plus petit et un peu plus mesquin, j'ouvre mon média et j'hurle à l'univers mon désespoir. Et parfois deux fois plutôt qu'une, comme on dit.

Le selfie

S'il est de bon goût de s'afficher à bout de bras ou de perche avec Denis Coderre sur son Instagram, il l'est aussi de tenir la pose avec quelques morts, frais du jour, choisis pour l'élégance qu'ils nous confèrent. Par exemple, j'ai eu la prudence d'éviter un hommage trop appuyé à Margaret Thatcher puisqu'elle sentait le pipi et le papparmane, surtout vers la fin. En revanche, m'associer à Nelson Mandela froid m'a valu l'admiration de mes pairs, qui ont vu dans ses immenses qualités, les miennes.

Alors, quand un Albert Jacquard s'en va, aussi petit barbu soit-il, difficile de résister à la tentation de prendre la pose avec, pour montrer à la ville et au monde combien l'humanité est belle quand elle me ressemble. Et de recommencer, au besoin, ou par distraction.

La suite

Submergé par des vagues incessantes d'informations de toutes sortes, vérifiées ou non, stimulé par la perspective de pouvoir désormais crier au ciel mes goûts et mes dégoûts, excité à l'idée de pouvoir rayonner, mon cerveau est mis à rude épreuve. Entre le désir de rigueur et le besoin de rapidité, les frontières du vrai, du vraisemblable et du faux, sont de plus en plus floues et difficiles à tracer. Albert Jacquard, à côté de qui, oui, je pose fièrement, est peut-être finalement revenu d'outre-tombe pour nous rappeler le défi auquel la modernité nous confronte désormais, celui de distinguer le bon grain de l'ivraie, celui de ne pas laisser mourir dans la statistique et le consommable les derniers fragments de notre humanité.

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