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Les habitants du pays laïc qui vous accueillent ont le droit, et même le devoir, de s'interroger sur le fait d'accepter ou non ce signe dans l'espace public et lors de cérémonies de citoyenneté.
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Chère Madame Ishaq,

J'ai lu avec intérêt votre intervention dans Le Devoir du 9 octobre dernier, et je me permets de vous adresser cette lettre. J'ai longtemps hésité, me demandant si écrire à nouveau sur ce sujet n'allait pas contribuer à alimenter l'iceberg qui sert à masquer les vrais sujets qui concernent tous les Canadiens et les Québécois aujourd'hui, et que votre affaire cache à merveille.

Mais on ne peut pas laisser dire n'importe quoi sous prétexte que les vrais sujets sont ailleurs. Et puisque vous avez souhaité aller au-devant des journalistes pour ne pas que le débat public soit monopolisé par des caricatures et les clichés, allons jusqu'au bout.

«Cette question n'a rien à voir avec les affaires de l'État»

Je m'étonne de votre étonnement. Une affaire de voile manipulée par la classe politique pour masquer les véritables problèmes de la société? C'est une vieille stratégie répandue dans à peu près tous les pays. Parce que dès qu'on parle de religion, on émoustille les passions des foules, et qu'il est plus facile de déclencher des guerres, des conflits et de faux débats sur la religion, que de faire des exposés ennuyeux sur les ressources énergétiques ou sur l'économie.

Il ne vous aura pas échappé que nous sommes à une époque où le religieux reprend une place de premier plan. Il devient un enjeu politique majeur, car il touche tous les aspects de la vie quotidienne: la spiritualité, le rapport hommes-femmes, l'éducation, l'habillement, le rapport aux autres, les pratiques alimentaires, les congés, l'orientation sexuelle. Nos sociétés laïques se diversifient, de nouveaux arrivants amènent de nouvelles religions, des mariages interreligieux se font, ainsi que des conversions. La religion répond encore à des besoins que le néolibéralisme ne comble pas - et même, qu'il accroît...

Vraiment, vous ne pensiez pas que le fait de réclamer en pleine période électorale le port du voile pendant une cérémonie de citoyenneté - c'est-à-dire pendant que des centaines de personnes deviennent de nouveaux électeurs - allait être récupéré ? Sachez que vous n'êtes pas un électron libre flottant dans un espace interstellaire, Madame Ishaq. Vous êtes une résidante - et citoyenne - du Canada, et ce que vous faites a un impact sur la société à laquelle vous souhaitez appartenir.

«Si la personne qui le porte estime que c'est son devoir de le faire et que cela ne fait de tort à personne, je ne vois pas pourquoi l'État ou les autres devraient s'en préoccuper.»

Ah! que le monde serait beau si tout le monde ne faisait attention à personne! Ce serait peut-être la paix dans le monde: chacun se promènerait dans la rue, enfermé dans son cosmos, le nez dans son téléphone ou dans son voile - ou les deux -, des décibels dans les oreilles, totalement indifférent à ce qui dépasserait le périmètre de son corps. Ce que fait le voisin, le passant, le commerçant d'en bas, ne me concerne pas: comment il s'habille, ce qu'il croit, comment il vote, s'il frappe sa femme, s'il a envie de se tuer.

Malheureusement, chère Madame, certaines personnes se sentent encore concernées par leurs contemporains et leurs concitoyens. Lorsque vous vous rendez à une cérémonie de citoyenneté, vous êtes là pour manifester votre statut de citoyenne, égale aux autres, de même que les autres. Ces autres qui peuvent être communistes, homosexuels, athées, croyants, écologistes, bouddhistes. Ils le sont, ils le restent, mais en ce moment ils affirment qu'ils deviennent citoyens. Reconnaissez que l'autorisation ou l'interdit de manifester une appartenance à une religion, au moment où ceux-ci intègrent la nation, concerne les citoyens canadiens et leurs dirigeants.

«C'est un choix personnel fait par un individu»

Le choix individuel n'émane pas de l'entité moi-perso-individu-coupé-du-monde. Les choix des individus que nous sommes sont en partie façonnés par notre éducation familiale, culturelle, le milieu social dont nous venons, nos expériences de vie. Ce que vous aimez, ce que vous décidez, ce que vous souhaitez, ne vous appartient pas entièrement. C'est le fruit de la rencontre entre votre personnalité et un milieu social.

Il me semble que se soucier des symboles que nos concitoyens arborent est signe de bonne santé. Vous avez choisi de parler aux médias et de rendre votre parole publique, mais pour dire finalement «Je fais ce que je veux ça vous regarde pas!»

La rue, les marchés, l'école, les bureaux de vote et les lieux de cérémonies de citoyenneté sont des espaces où chacun est responsable de son comportement et de son langage verbal et corporel. C'est ce que les enfants apprennent en maternelle: ce que tu fais peut heurter le voisin. Il faut adapter ton comportement.

Si quelqu'un fume dans une file d'attente et qu'il dérange une dizaine de personnes derrière lui, il pourra bien vous dire: «C'est mon choix personnel!» Vous allez me dire, le niqab ne fait pas de fumée...

«Je sais que des gens voient le niqab comme un symbole d'oppression, mais pour moi, c'est un choix.»

Ce que le niqab signifie regarde les musulmans, et la question de son sens, de savoir s'il doit être porté quand le fidèle vit dans un pays non-musulman, dans quels cas il peut être retiré, si même c'est un précepte du Coran, est un débat qui doit avoir lieu au sein de l'islam, et avec les analyses d'historiens, de sociologues, d'anthropologues, de spécialistes des religions.

En attendant que ce débat ait lieu, les habitants du pays laïc qui vous accueillent ont le droit - et même le devoir - de s'interroger sur le fait d'accepter ou non ce signe dans l'espace public et lors de cérémonies de citoyenneté.

Le niqab envoie d'abord l'information de votre confession à toute personne qui vous croise. Reconnaissez aux gens le droit de décider s'ils souhaitent que leurs concitoyens se catégorisent au premier regard par leur appartenance religieuse.

Que ces femmes soient forcées ou non, qu'elles aient un doctorat d'ingénieur doublé d'une licence de lettres modernes et d'un brevet de pilote, qu'elles portent le niqab pour récolter des fonds, pour sauver les enfants qui meurent de faim, parce qu'elles trouvent ça beau ou parce qu'elles trouvent ça bien, pour que Dieu soit content ou pour aller au paradis, ne changera rien.

Reconnaissez aux citoyens d'un pays laïc le droit de ne pas souhaiter qu'une femme se voile entièrement le visage parce qu'elle est femme. Tout comme le port d'une minijupe et d'un décolleté heurterait des citoyens de certains pays religieux. Heurterait, c'est-à-dire limiterait leur liberté de conscience, par rapport aux valeurs qu'ils partagent. Toutes les libertés doivent être préservées, y compris celles de ceux qui voient, qui subissent des symboles qui, selon eux, sont en contradiction avec les valeurs de leur pays.

Bien sûr, pourquoi le voile religieux, et pourquoi pas les piercings et les tatouages? Pourquoi ces changements corporels ne pourraient pas être interprétés aussi comme des agressions? La question serait totalement légitime. On peut dire que tant qu'un signe vestimentaire reste une mode ou un élément esthétique, il n'a pas le même impact que quand il signifie l'appartenance à une communauté ou à un système de pensée et de valeurs - la religion - qui prétend, come l'État-nation, organiser la vie des gens. Si une femme se rase la tête par choix esthétique, cela n'aura pas la même portée que si elle le fait parce qu'une loi religieuse lui prescrit, comme en Inde, de marquer le deuil de son mari.

Bien sûr c'est un débat serein et posé qu'il faudrait, sans récupération politique. Mais ne reprochez pas aux gens de s'en soucier. Car, Madame Ishaq, vous aurez beau vous voiler, vous n'êtes pas invisible. Vous êtes parmi nous, avec nous, vous êtes aussi une partie de notre miroir.

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