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L'émotion du chercheur: entre motivation et expression

La question de l'émotion ou des émotions du chercheur semble poser une question concrète et donner un accès direct à l'activité scientifique. En effet, l'expression de "l'émotion" est devenue une garantie d'authenticité et de sincérité.
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Ce billet a été initialement publié sur LeHuffPost France qui est est partenaire de la Villa Gillet pour Mode d'emploi: un festival des idées

La question de l'émotion ou des émotions du chercheur semble poser une question concrète et donner un accès direct à l'activité scientifique. En effet, l'expression de "l'émotion" est devenue une garantie d'authenticité et de sincérité. En effet, derrière une expression, il y a une "motivation," un ressort de l'action. Ainsi deux types de réponses ne cessent de revenir:

Fête de la science et distance de la recherche

La réponse de la "fête de la science" est de montrer des chercheurs passionnés. La "passion" permet d'incarner la science. L'émotion est positive et elle est parfois assortie d'une autorisation spéciale au "récit de soi." La fête rend exceptionnellement "accessible" un être dont on peut soupçonner le reste du temps la distance et le retrait hors du monde.

La réponse du monde de la recherche est symétrique et inverse. Les émotions sont des distorsions: pour connaître, il convient de contrôler les "biais" possibles, les attractions comme les répulsions. On ajoute à ce plan épistémologique (le souci d'objectivité), un plan déontologique ou éthique, le souci de "neutralité," comme s'il était possible de ne parler de nulle part. Pour stigmatiser l'absence de neutralité, on utilise de plus en plus dans un sens large le mot "idéologie." Ces idéologies et passions négatives se manifestent à l'occasion des controverses et des polémiques qui semblent entacher l'idéal moral de la science.

Mise à distance ou développement personnel?

Le monde académique fait de plus en plus voisiner ces deux rapports aux émotions. Le premier modèle, celui de l'effacement de soi, de l'autocontrôle des affects et de la mise à distance critique des opinions du sens commun, provient du monde scolaire et de sa lourde médiation de la pensée par l'écrit. Le second modèle, qui provient en partie du mouvement du potentiel humain (Esalen) et de la contre-culture américaine des années 60 valorise le développement personnel: l'individu se développe par l'expression de ses affects positifs, de ses "ressentis." L'expérience et le vécu fondent une autorité personnelle et individuelle. Un avatar contemporain de cette valorisation des émotions positives se retrouve dans le succès social récent des politiques de "bien-être," de "l'empathie" (comme lien social) ou de "l'intelligence émotionnelle."

Ce sont deux types de réponses abstraites et stéréotypées car elles reposent sur un même principe moral: la recherche a besoin d'un moteur (le chercheur), mais il doit s'exprimer sous une forme vertueuse: effacer les passions négatives et afficher les passions positives. Il existe donc une expression obligatoire des bonnes émotions. Les institutions sociales façonnent nos émotions. Les institutions académiques canalisent la forme de nos expressions. La garantie d'authenticité que semblent donner les émotions se retourne alors aisément: une émotion attendue est une convention. La convention est passible d'une critique classique des écarts entre la réalité et un idéal: l'hypocrisie des conventions se dévoile lorsque les coulisses et ses ressorts grossiers deviennent apparents. Ainsi, depuis les années 90, les médias divulguent les "fraudes" scientifiques et les "conflits d'intérêts" entre chercheurs. La science aussi peut faire scandale.

L'émotion n'est pas extérieure à la recherche

Ce principe moral gouverne à la fois la formation des "personnes" (et des composantes émotionnelles attendues, qu'elles doivent peu ou prou manifester dans les bonnes situations) et la formation de "l'autorité" de la science. Au fond, ce principe réactive une très vielle opposition abstraite entre raison et émotion. Or, en histoire des sciences, Lorraine Daston a montré que l'étude des émotions et des valeurs des chercheurs ne pouvait pas être détachée des méthodes et des objets de recherche: l'objectivité, par exemple, possède diverses formes (comme la quantification) en fonction des valeurs morales défendues par des sociabilités savantes. L'émotion n'est donc pas extérieure à la recherche comme un moteur, mais une composante essentielle des méthodologies les plus techniques ou abstraites. Les valeurs de la scientificité forment des "économies morales" [1].

Plus largement, en sciences sociales [2], le développement du concept de réflexivité à encouragé toute une génération de chercheurs de terrain à être attentifs aux émotions pour mieux comprendre la complexité de la vie sociale : les émotions ressenties du chercheur au cours de son travail de terrain - le fait d'être affecté comme une "caisse à résonnance" - donnent un accès privilégié à la tonalité affective d'un groupe étudié [3]. Cette tonalité affective nous fait rentrer au cœur d'un mécanisme puissant de la vie sociale : l'incorporation des rapports de force et de sens. La peur, l'ambition, la culpabilité, la honte, l'estime de soi, etc. sont des dispositions issues des multiples dispositifs du monde social. Là où se logent l'arbitraire, dans l'ordinaire du quotidien et le tacite des situations, il y a des émotions. L'étude des émotions à partir de la "caisse à résonance" que constitue le chercheur sur son terrain permet alors de faire le départ entre l'expression obligatoire des émotions (une rhétorique inscrite dans des discours) et le ressort des actions (une énergie émotionnelle qui se développe dans des situations [4]).

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[1] Loraine Daston, L'Économie morale des sciences modernes, Paris, La Découverte, 2014.

[2] Plus largement, Les Émotions. Une approche de la vie sociale [avec Fernandez, F. et Marche H. (dirs)], Paris, éditions des archives contemporaines, 2013.

[3] Jeanne Favret-Saada, "Être affecté," Gradhiva, 1990, no 8, p. 3-10.

[4] Randall Collins, Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press, 2004.

Samuel Lézé interviendra jeudi 27 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "L'émotion et le chercheur".

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