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Les visages de l'égoportrait

Le théâtre a englouti son spectateur, plus seulement voué à le contempler, impuissant, mais à s'y confondre, sûr de son emprise sur le présent, sur les autres, sur son destin.
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Faut-il considérer l'émergence d'un «stade du selfie», dont chaque individu devrait aujourd'hui inévitablement faire l'expérience? Cette question traverse le dernier ouvrage de la philosophe Elsa Godart Je selfie donc je suis et définit son projet: appréhender les transformations du moi à l'aune de l'hypermodermité. Le transhumanisme, l'accélération sociale du temps, les jeux vidéo, la virtualisation des relations amoureuses...

Elsa Godart parvient rapidement à un constat: «Notre société contemporaine, d'avoir perdu ses icônes, a fabriqué de nouvelles idoles dont l'image est le symbole. Un monde qui ne se réduit plus qu'à sa représentation ». Une société de l'image-éphémère, omnipotente, puissante, fétichisée, plus dépersonnalisante que fédératrice, qui succède à bas bruit à celle du spectacle, décrite en son temps par Guy Debord: le théâtre a englouti son spectateur, plus seulement voué à le contempler, impuissant, mais à s'y confondre, sûr de son emprise sur le présent, sur les autres, sur son destin, après tout, main-tenant, hic et nunc, repose au creux de son poing, sur la vitre froide d'un objet-écran.

Ce que décrit Elsa Godart, rejoignant les démonstrations de Jean Baudrillard ou de Jean-François Lyotard, c'est l'affaiblissement du langage, de la transmission, de la compréhension, de l'échange. Avant de concerner l'individu, le stade du selfie représente une étape que se doit de franchir notre civilisation nouvelle, celle du numérique, et qui définit six révolutions: une révolution technologique, une révolution humaine, une révolution identitaire, une révolution sociale et culturelle, une révolution érotique comme une révolution pathologique, riche d'autant de promesses fécondes, créatrices, que de désenchantements morbides, une révolution esthétique, et enfin, probablement la plus importante, une révolution éthique, ouvrant à une self-éthique «qui penserait l'impact des développements techno-scientifiques sur nos liens humains et dans le rapport à soi».

«L'heure est à la consommation insatiable. Au Je pense donc Je suis qui acte de la présence du sujet, de la conscience de soi et du libre arbitre, notre monde répond par le Je selfie donc Je suis. Au Je cartésien conçu comme ouverture à soi-même, notre contemporanéité répond par le Je du selfie, marque d'un profond questionnement identitaire.» La société hypermoderne fonde le cadre de la recherche menée par Elsa Godart et l'objet de la recherche elle-même. Mais l'individu, pris dans sa singularité, demeure au centre du «stade du selfie» puisque «c'est moins, en réalité, le monde qui a changé que la perception que nous en avons». Le selfie apparaît alors vecteur de cette singularité, dont dépend son polymorphisme: il existe autant de façon de faire un selfie que d'utilisateurs, et plus encore de significations du geste selfique sur le plan fantasmatique.

Au self-branding, au self-marketing, au selfie avatar, au selfie groupal, au selfie souvenir, au sexting, au selfie morbide, peuvent correspondre autant de fantasmes de réparation narcissique, de réification ou de chosification, de déni de l'altérité, d'onanisme, d'imprégnation mémorielle, d'exhibitionnisme, de syncrétisme...Pour la philosophe, en définitive, le selfie est un acte abstrait, «une image non interprétable (car interprétable à l'infini), sans véritable langage, mais qui pourtant reste signifiante, qui malgré tout dit quelque chose au-delà d'elle-même». Mais alors pourquoi unifier toutes ces nuances sémantiques, toutes ces variations psychiques sous une seule et même acception, pourquoi les réduire à un univoque et dès lors limitatif «stade du selfie»?

Pour Elsa Godart, le stade du selfie désigne l'étape signant le franchissement entre le moi virtuel (celui de l'identité numérique) et le moi réel (définit par l'approche psychanalytique). Le moi virtuel, que nous le voulions ou non, appartient à une réalité sociale qu'il n'est pas possible de nier et avec laquelle nous devons composer. Nous disposons d'une identité qui nous appartient ici, dans «le monde réel», et d'une deuxième, délocalisation d'une partie de notre être, de l'autre côté de l'écran où se nouent et se dénouent inlassablement le lacis de nos atermoiements identitaires, de nos projections, nos remaniements identificatoires, toutes les scènes de notre vie mentale, nos aveux comme nos mensonges colorent ce portrait, cette extension de nous-mêmes.

En ce sens: «la pratique du selfie marque une nouvelle manière, inédite et singulière, par laquelle le sujet s'appréhende: désormais, celui-ci doit être redéfini en fonction de cette nouvelle matrice. Le moi ne peut plus s'appréhender sans son avatar, le moi virtuel. C'est ainsi que nous sommes passés du stade du miroir au stade du selfie.» Le stade du selfie figurerait une étape essentielle dans le cheminement vers une meilleure connaissance de soi.

«Dans sa difficulté à exister, son impossibilité à affirmer sa singularité, le sujet se disloque, s'éparpille, se perd lui-même. L'acte selfique vient alors, en quelque sorte, rassembler le sujet morcelé, éclaté, l'écran se substitue au cadre contenant capable de le maintenir dans sa position. » Ces propos interpellent les cliniciens qui devront porter, soutenir, étayer, l'individu 2.0 qui achoppera à définir son désir, à employer les instruments dont il dispose pour plus de liberté, à supporter l'insignifiant de l'image, le culte de la jouissance-brillance-performance de l'hypermodernité au détriment d'une transvaluation de la triade castration, privation, frustration...

Pour parvenir à cette tâche, il faut que les psychologues et les psychanalystes puissent, comme le suggère Elsa Godart «tenir compte de ces avancées technologiques qui à la fois produisent de nouveaux symptômes et nous contraignent à modifier le cadre d'une cure /em>». S'ils souhaitent que leurs patients puissent retrouver le lien avec l'autre, le divergent, le différent, ils devront commencer par le faire eux-mêmes: ouvrir les yeux sur ce monde nouveau et mouvant, où l'image est reine, mais où le moi se déploie... dans l'infinité de ses variations.

Pour aller plus loin:

Elsa Godart, Je selfie donc je suis, Albin Michel 2016.

Ce billet de blogue a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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