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Le courage et l'enseignement

ENSEIGNER AU 21e SIÈCLE - Je me suis surprise, à la mi-avril, alors que mes cernes atteignaient leur plus bas niveau en 24 ans, à dire à une amie que je n'avais jamais eu l'impression de travailler.
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C'était pendant le cours de Michel, en deuxième secondaire. J'étais assise dans la rangée de droite du local 106. Au-dessus de moi se trouvait un morceau de pierre, coloré en rouge, noir et jaune, dans une boîte en bois. Sur le devant de la boîte, on pouvait y lire: «morceau du mur de Berlin». En face de cette boîte, sur l'autre mur, se trouvait une boîte similaire, mais avec deux boulons du pont de Québec. Au plafond, il y avait le drapeau des Nations unies, entre autres. Partout autour, se trouvaient des morceaux d'histoire: de la croix Ankh, symbole religieux de l'Égypte ancienne, au-dessus du tableau, à la reproduction de la Joconde à côté de l'intercom.

Bref, dans ce local 106, en deuxième secondaire, pendant le cours de Michel, j'ai décidé de devenir prof. Comme Michel. Prof d'histoire. Je voulais être aussi passionnée par mon travail que l'était Michel, mais je voulais surtout vivre de ma passion tous les jours.

À partir de ce moment, à chaque fois que j'annonçais mon intention de devenir enseignante au secondaire, j'avais le droit au même commentaire: «Ouf! T'es courageuse!»

Courageuse? Moi? Non. J'avais envie de transmettre l'étincelle que j'avais moi-même reçue, un après-midi de novembre, assise sous un morceau du mur de Berlin, dans le local 106. Je n'avais pas envie d'affronter des lions dans une arène romaine ou de partir en croisade pour ramener le Saint-Graal. Je ne partais pas à la découverte d'un passage vers l'Asie sur un océan rempli de dangers. Je ne n'allais pas combattre outremer pour défendre la liberté et l'égalité. Je voulais juste enseigner à des ados.

J'ai fini mon secondaire, j'ai fait mon cégep et je suis rentrée à l'université. J'avais toujours gardé en tête mon objectif. Il n'avait pas fléchi durant les années. Il n'avait pas terni. Au contraire. J'ai complété un bac de quatre ans. J'ai suivi des cours d'histoire, de géo, de pédagogie, de didactique. J'ai enfin reçu mon diplôme, on m'a déclarée compétente et j'ai été engagée dans une école pour la rentrée suivante. J'ai franchi toutes ces étapes en étant convaincue que le courage que plusieurs m'attribuaient n'avait rien à voir avec ma profession.

Durant l'été, j'ai travaillé. J'ai monté mes cours, créé des outils de prise de notes et planifié mon modèle de gestion de classe. J'ai fait des recherches sur la matière, je me suis inscrite à des groupes pédagogiques sur Facebook. En septembre, j'étais prête. Fébrile, mais prête. Ma première année en enseignement pouvait commencer.

Est-ce que cette première année a été difficile? Oui. Très. La charge de planification, à laquelle s'ajoute la correction, a fait pousser sur mon crâne plus d'un cheveu blanc. Et je ne vous parle pas de la gestion de classe! Oui, les cas difficiles. Oui, cet élève qui ne cesse de bouger, de se lever sans la permission, d'émettre des commentaires impertinents. Oui, cet autre élève qui oublie systématiquement de prendre sa médication en revenant du dîner. Oui, cet élève qui échoue inévitablement à toutes les évaluations. Oui, cet élève qui arrive systématiquement en retard.

J'arrivais le soir brûlée, complètement vidée de mes énergies. Je m'endormais avant 21 heures quotidiennement. Si je veillais plus tard, c'était pour terminer la correction d'une évaluation ou pour créer un projet pour la nouvelle matière. La fin de semaine, je me trouvais chanceuse quand j'avais le temps de prendre un café avec une amie...en corrigeant. Tout mon temps était dédié à ma tâche d'enseignante, à mes quatre groupes d'histoire et mes deux groupes de monde contemporain. À mes 210 élèves.

À ce moment, à chaque fois que j'annonçais que j'étais enseignante au secondaire, et qu'on me disait que j'étais courageuse, je souriais. Pas parce que j'étais en accord avec le commentaire. Mais parce que je ne savais pas comment expliquer ma réalité. Comme dire à ces gens que lundi, j'étais heureuse parce qu'un élève qui ne comprend habituellement rien a répondu spontanément à l'une de mes questions. Comment expliquer à ces gens que le 61% que tel élève a obtenu au dernier examen est l'équivalent d'un 95% pour lui.

«Ce n'est pas du courage que ça prend en enseignement. Je n'y ai jamais cru et je n'y croirai jamais.»

Comment leur montrer que ces ados, qui peuvent sembler si démotivés, sont prêts à répondre à toutes mes questions sur l'Acte de Québec quand je leur lance un défi «Prof-élèves» et qu'ils doivent me battre sur la matière? Comment leur faire comprendre que la complicité que j'établis avec chacun de mes groupes est la meilleure façon d'engager mes élèves? Comment leur faire ressentir la satisfaction de savoir que certains élèves travaillent en partie pour me faire plaisir? Comment leur faire comprendre que, en obtenant le respect de chacun de mes élèves, j'obtiens mon bonus annuel?

Ce n'est pas du courage que ça prend en enseignement. Je n'y ai jamais cru et je n'y croirai jamais. De la patience, effectivement. Du dévouement, certainement. Du temps, infiniment. De l'amour pour ses élèves? Bien sûr. Il faut savoir aimer ces ados maladroits non pas pour ce qu'ils sont, mais pour ce qu'ils seront. Il faut savoir reconnaître le potentiel en chacun d'eux. Il faut savoir passer par-dessus leurs comportements dérangeants. Mais surtout, il faut valoriser les petites victoires quotidiennes.

Durant cette première année qui a été très difficile, je me levais tous les matins avec le même entrain. Je me suis surprise, à la mi-avril, alors que mes cernes atteignaient leur plus bas niveau en 24 ans, à dire à une amie que je n'avais jamais eu l'impression de travailler. Que je me levais tous les matins sans sentir le poids de l'obligation de travailler. Que je me rendais dans mon local tous les matins avec le goût d'enseigner à ces jeunes qui, sous leurs airs adolescents, sont de futurs adultes prometteurs. C'était ça, ma victoire.

Trois ans plus tard, je partage mes petites victoires quotidiennes tous les soirs avec mon conjoint, qui est aussi enseignant. Il comprend ma réalité de prof. Il sait que, tous les jours, j'affronte un lion dans une arène, que je tente de rapporter le Saint-Graal, que je combats tous les dangers, y compris ceux des océans, et que je défends la liberté et l'égalité. Mais il ne me trouve pas courageuse. Il me trouve passionnée.

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