Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

L’Alzheimer ou la défragmentation de soi

L'Alzheimer, c’est un automne qui s’étire lentement jusqu’à ce que la dernière feuille de conscience tombe à son tour.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.
Getty Images

L'Alzheimer est un voleur sournois et imperceptible qui se sauve progressivement avec des bouts de lucidité. Un vandale qui saccage petit à petit la personnalité d'un humain jusqu'à la limite de la conscience. Une obsolescence programmée du moi de la personne concernée.

L'Alzheimer, c'est un flou qui s'installe, un brouillard qui s'épaissit. C'est un miroir qui s'embue, tranquillement, alors que le reflet s'estompe. C'est ce même reflet qui finit par voler en éclats. C'est la personnalité qui se perd dans tous ces morceaux éparpillés, qui se fragmente jusqu'à s'oublier elle-même.

L'Alzheimer, c'est une mémoire déficiente qui sélectionne étrangement ce qu'elle garde. C'est la tristesse et la violence de certains souvenirs conservés alors que d'autres, plus beaux et doux, ont été pulvérisés par un bulldozer invisible. C'est la perte aléatoire des petits et grands moments qui ont forgé une vie qui se noie elle-même dans la profondeur de l'oubli. C'est un lent mais inexorable retour à la vulnérabilité de l'enfance.

L'Alzheimer, c'est comme les arbres au contact du froid qui perdent leur superbe pour ne devenir que l'ombre d'eux-mêmes. Sauf que le printemps ne reviendra pas. Les feuilles et les fleurs ne repousseront pas pour nous rappeler l'arbre originel. C'est un automne qui s'étire lentement jusqu'à ce que la dernière feuille de conscience tombe à son tour. Jusqu'au dernier hiver qui sera long et de plus en plus froid.

C'est la douleur constante de perdre quelqu'un tout en le regardant dans les yeux.

Parce que, des deux côtés, on devient un étranger un pour l'autre. Pour la personne, les autres se transforment peu à peu en souvenirs qui glissent jusqu'à se perdre, jusqu'à devenir des inconnus. C'est aussi, dans les premiers stades, la conscience tout juste nécessaire pour réaliser les pertes. Juste assez pour foutre la chienne, pour remplir de désespoir et glacer d'effroi devant l'inévitable dégénérescence qui attend au détour de chaque jour, chaque heure, chaque minute. C'est l'horrible sensation d'impuissance devant la perte programmée de son autonomie. C'est la frustration d'en demeurer conscient à chaque constat d'oubli. C'est aussi la peur, paralysante, de devenir un boulet pour les êtres aimés.

Pour les proches, la personne atteinte devient aussi progressivement un étranger. Elle est bien là, physiquement, mais ce n'est plus la même. Elle se transforme en un fantôme qui s'éloigne de plus en plus de la personne qu'on a connue. Ce sont des détails qui s'accumulent jusqu'à l'apparition de traits contraires à la personnalité d'origine. C'est la douleur constante de perdre quelqu'un tout en le regardant dans les yeux. C'est ce qu'on appelle le deuil blanc.

L'Alzheimer, c'est au jour le jour, ou plutôt le même jour, qui se rejoue sans fin. Les mêmes conversations qui reviennent en boucle. L'éternel jour de la marmotte. C'est une routine plus que routinière, de laquelle on ne peut dévier sous peine d'accentuer la déstabilisation de la personne, lui faire perdre un équilibre déjà précaire et difficile à conserver. C'est aussi l'omniprésence de l'absence. Une absence du soi, de plus en plus pesante, jusqu'à prendre toute la place.

L'Alzheimer, c'est difficile à gérer. Ça demande beaucoup de temps et ça gruge l'énergie des proches. Ça fait vivre une montagne russe d'émotions dans des tons beaucoup plus noirs que roses. Ça devient de plus en plus lourd. Ça exerce la patience, comme un élastique qui doit toujours s'étirer un peu plus. Sauf qu'à un moment, il faut relâcher la tension sur cet élastique si on ne veut pas qu'il casse. Il faut ventiler pour ne pas s'essouffler, aller chercher de l'aide pour continuer d'aider.

Il ne faut pas s'oublier soi-même dans la perte de mémoire de l'autre.

* L'Alzheimer touche près de 120 000 personnes au Québec. Pour chaque personne atteinte, deux ou trois proches doivent donner des soins directs et plusieurs autres doivent aussi s'impliquer. N'hésitez-pas à demander de l'aide et utiliser les ressources pour aidants.

Voir aussi:

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.