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À force de déni, la France a créé ses propres monstres

Comme une grande partie de mes concitoyens, je me souviendrai de ce que je faisais lorsque j'ai appris qu'une partie de l'équipe de Charlie Hebdo avait été assassinée de sang-froid par des individus cherchant à «venger le prophète». Qu'est-il arrivé au «Pays des Lumières»?
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Comme une grande partie de mes concitoyens, je me souviendrai, sans doute toute ma vie, de ce que je faisais lorsque j'ai appris qu'une partie de l'équipe de Charlie Hebdo avait été assassinée de sang-froid par des individus cherchant à "venger le prophète". Ce crime inimaginable jusqu'alors m'a glacé d'effroi. Je milite depuis des années contre la haine raciale et pourtant, jamais je n'aurais imaginé qu'un massacre aussi abominable se déroulerait dans les locaux d'une rédaction française. Deux jours plus tard, un autre djihadiste autoproclamé tuait les clients juifs d'une épicerie cacher. Qu'est-il arrivé au "Pays des Lumières"?

La France s'est toujours vantée d'être un modèle de cohabitation, un pays où les communautés vivraient en harmonie au contraire des pays qualifiés d'"Anglo-saxons" qui affichent le multiculturalisme. La philosophie universaliste et "color-blind" de notre République étant censée nous préserver de toutes les tensions raciales. Si nous ne voulons pas plonger notre pays dans le précipice, la fable républicaine que nous nous racontons doit prendre fin.

Il y a près de dix ans, les quartiers populaires connurent des soulèvements sans précédent suite à la mort de deux jeunes hommes arabe et noir poursuivis par des policiers. Traduction d'un ressentiment face à la misère, les ghettos sociaux, les trajectoires scolaires sans issues, les discriminations massives, le chômage, l'absence de perspectives d'avenir, l'impunité policière, les voitures et les infrastructures brûlent à travers toute la France.

Que s'est-il passé depuis? Rien. La même misère aggravée par la crise économique gangrène les quartiers populaires. Les Français blancs paupérisés sont devenus plus sensibles aux sirènes de l'extrême droite qu'ils ont placée en tête des dernières élections européennes. On doute de plus en plus ouvertement de la compatibilité entre la culture française et l'islam. Alors même que les musulmans qui appartiennent aux franges les plus pauvres composent moins de 10% de la population, on entrevoit une invasion islamique qui métamorphoserait la nature de l'identité française. C'est la théorie du "grand remplacement" largement relayée par les groupes d'extrême droite, mais aussi par des leaders d'opinion auxquels les médias fournissent complaisamment des haut-parleurs.

Le contexte de haine et de défiance préexistait avant l'attentat contre Charlie Hebdo. Dans un pays qui plaçait le pavé apocalyptique du journaliste Éric Zemmour, décrivant par le menu la menace que représenteraient les musulmans en France, en tête des ventes de livres pour l'année 2014, et qui compte parmi ses romanciers reconnus un Michel Houellebecq miné par ses angoisses islamophobes, l'unité nationale proclamée par les politiques ressemble à une sinistre mise en scène. Angoisses civilisationnelles, obsessions identitaires, fantasmes de purification de la "souche française"... Toutes les théories les plus anxiogènes trouvent un terreau favorable pour prospérer dans une France qui peine à digérer son passé colonial. On crie à la "guerre civile", on dénonce les "ennemis intérieurs", la chasse aux sorcières commence.

Le soir de la tuerie, je participais à "On refait le monde", l'émission de débat de RTL, première radio de France, qui consacre une édition spéciale à la tragédie. Le débat a pris une tournure inattendue lorsqu'Ivan Rioufol, éditorialiste au Figaro, a enjoint les musulmans de notre pays à manifester leur opposition aux attentats. Je n'ai pas pour habitude de convoquer mon appartenance religieuse lorsque je m'exprime publiquement, mais j'ai ressenti à ce moment précis le besoin de le dire: je suis musulmane. Et je n'ai rien de commun avec des assassins qui se revendiquent de cette religion. J'étais offensée par le fait qu'on imagine que les musulmans soutiennent "naturellement" ces actes effroyables qui m'ont emplis de tristesse. Comment se "désolidariser" d'un acte abominable sans admettre implicitement que l'on en était initialement solidaire?

J'ai pensé aux quatre millions de musulmans qui, comme moi, seraient sommés de répondre des actes de monstres, mais qui n'auraient pas, comme moi, de micro pour y répondre sur l'antenne de la première radio de France. J'entrevoyais déjà la fin du consensus national face à la douleur provoquée par les agressions meurtrières. J'entrevoyais les agressions islamophobes, les attaques de mosquées qui auront lieu dans les jours qui suivent. Personne ne soupçonne les chrétiens d'être "naturellement solidaires" du Ku Klux Klan ou des commandos anti-IVG. Personne ne leur a jamais demandé de se désolidariser du terroriste norvégien Anders Breivik qui se présente pourtant comme un "croisé de la chrétienté" et qui a perpétré les massacres ciblés du 22 juillet 2011 en Norvège: 77 morts. Les musulmans sont placés sur le banc des accusés. Un climat de suspicion générale semble s'installer lorsque l'on somme les musulmans de se justifier pour ce qui est arrivé comme s'ils portaient un fardeau particulier les distinguant du reste de la population.

La distinction se produit d'ailleurs déjà au quotidien. En France, lorsque l'on est arabe ou noir, on encourt six à huit fois plus de risques de subir un contrôle d'identité par la police que lorsque l'on est blanc. Que va-t-il advenir de nos concitoyens qui sont noirs et arabes, et ressemblent physiquement aux terroristes qui ont commis ces crimes? Je crains aujourd'hui que ces événements ne donnent lieu à des lois anti-terroristes qui n'entravent nos libertés publiques. La peur est mauvaise conseillère, le Patriot Act américain, de sinistre mémoire, pourrait inspirer un dispositif législatif d'exception qui nous pousserait à abdiquer quant à nos libertés fondamentales. Déjà, on entend Marine Le Pen déclarer sa volonté de renforcer les effectifs militaires ou Nicolas Sarkozy interroger la "part de responsabilité" des "représentants de l'islam" et souhaiter réformer les politiques d'une immigration qui selon lui "crée la difficulté de l'intégration".

Et pourquoi ne regardons-nous pas les choses en face? Ce n'est pas le Coran qui a produit ces monstres. Ils sont nés en France, ils ont grandi ici. Ces tueurs sont le fruit de réalités sociales bien françaises. Cette rage folle et meurtrière qui les anime n'est pas le fruit d'un enseignement religieux transmis par leurs familles, mais la production d'un contexte socio-politique français. Sinon, comment expliquer qu'en proportion du nombre de musulmans présents sur son sol, la France envoie plus de djihadistes en Syrie que les pays historiquement et majoritairement musulmans comme l'Égypte?

À force de déni, la France a créé ses monstres. Lorsqu'en 2004, elle a décidé d'exclure les jeunes filles musulmanes portant le foulard islamique de l'enseignement scolaire, lorsqu'en 2010, elle a interdit aux femmes portant le voile intégral de circuler dans les rues, ne s'attendait-elle pas à ce qu'une partie des musulmans trouve refuge dans des bras plus accueillants? Lorsque la mère patrie rejette ses enfants, les plus instables cherchent des parents de remplacement. Le ressentiment d'une jeunesse enragée, paupérisée et méprisée la rend sensible aux sirènes d'extrémistes religieux qui trouvent auprès d'eux un terrain idéal pour vendre leurs idéologies funestes. Ce constat n'excuse en rien l'abjection des actes commis cette semaine. Il faut néanmoins reconnaître que ces actes ont pour origine un dysfonctionnement bien français.

Tandis que des femmes voilées se barricadent chez elles de peur d'être agressées, je ne peux m'empêcher de penser qu'au même moment, certains de mes concitoyens, français et juifs, redoutent de se rendre dans leurs synagogues pour prier ou hésitent à arborer publiquement leur kippa. Nous ne parviendrons pas à reconstruire notre "communauté nationale" avec de simples déclarations. Les politiques doivent adopter une posture volontariste pour que personne en France ne soit désespéré au point de considérer que son seul projet de vie ne soit de perpétrer des carnages. On apprend dans la douleur, mais on grandit aussi dans ses erreurs, et c'est la leçon que nous devons tirer de cette tragédie.

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