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Savoia: l'explorateur de l'oubli

Bande dessinée historique, bande dessinée anthropologique et carnet de voyage,est une œuvre bouleversante et fascinante.
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L'Histoire n'est pas neutre. Elle est une arme, autant pour les puissants que pour les groupes de pression qui la manipulent et l'exploitent, qui tablent sur ses faits glorieux, édifiants, rassembleurs et qui évacuent ses aspects les plus sombres, les plus contestables. L'Histoire est écrite par les gagnants. Pour les victimes... au mieux elles auront droit à quelques courts paragraphes dans son grand livre, au pire elles disparaîtront dans les limbes historiques, là où s'entassent les oubliés de l'Histoire, en espérant qu'un jour quelqu'un les redécouvre.

Le voyageur immobile

Tromelin, 2010. Une équipe de scientifiques atterrit sur ce minuscule îlot perdu au milieu de l'Océan Indien, balayé par les vents, brûlé par un soleil de plomb et isolé à 500 kilomètres de la terre la plus proche. Accompagné d'un documentariste et du bédéiste Sylvain Savoia l'expédition va tenter de comprendre le quotidien d'une soixantaine d'esclaves échoués en 1765 sur l'île de sable après le naufrage de l'Utile, une flûte française de la Compagnie des Indes orientales - devenue négrier clandestin lors d'une escale à Madagascar - et dont 8 seulement seront rescapés 15 ans après.

Pour Savoia, la mission est simple: restituer la vie et les travaux de ces scientifiques tout en tentant d'interpréter celle de ces esclaves condamnés à mourir dans l'oubli, loin de leurs dieux, de leurs traditions. Bande dessinée historique, bande dessinée anthropologique et carnet de voyage, Les esclaves oubliés de Tromelin est une œuvre bouleversante et fascinante. L'auteur avec émotion et respect présente ces deux quotidiens liés par le même milieu aride, inhospitalier et isolé.

Et même si le bédéiste nous fait partager la quotidienneté des archéologues, faite de patience, de précision et de frustrations, et jongle avec brio avec la réalité documentaire et la fiction, c'est la musicalité qui s'élève de ses dessins qui impressionne le plus.

C'est toute une musique qui s'échappe de cette île immuable, inondée par le soleil, noyée dans le bleu d'un ciel sans nuages et d'un océan sans fin. À la façon de Philip Glass, Savoia compose avec ses dessins sensibles et nuancés, sa mise en place tout en douceur et en lenteur, ses couleurs chaudes et lumineuses, son utilisation de l'aquarelle, son encrage soigné et son grand pouvoir d'évocation, une symphonie dessinée aux mélodies répétitives, minimalistes, mélancoliques et dramatiques.

Un concerto qui traduit à merveille le drame de ces esclaves destinés à mourir anonymement sur un tas de cailloux, et l'espoir de ces scientifiques qui tentent de leur redonner leur dignité et la mémoire que l'Histoire leur a confisquée.

Une œuvre réflexive emprunte d'un profond humanisme.

La cinquième colonne

Angleterre, 1979. Gorowy Rees, journaliste atteint d'un cancer et sur le point de mourir, révèle au public anglais ce que le MI-6 étouffait depuis 1964: cinq personnalités de l'establishment britannique espionnaient depuis les années 1930 pour le compte de Staline. Onde de choc pour la population britannique, qui n'avait jamais douté de ses prestigieux services secrets, et encore moins de ses citoyens les plus honorables.

L'affaire des cinq des Cambridge, la noble institution où s'étaient connus les espions Kim Philby, Guy Francis de Moncy Burgess, Donald Duart Mcclean, Sir Anthony Frederick Blunt et John Cairncross, alimente depuis la littérature, le cinéma - le personnage de Cairncross apparait même dans l'excellent Imitation Game - et la bande dessinée, dont la toute nouvelle bédé signée Lemaire et Neuray.

Nouveau diptyque qui fait suite, sans l'être véritablement, aux Cosaques d'Hitler, Les cinq de Cambridge explore les années étudiantes des cinq futurs espions, sur fond de montée fasciste. L'idée est séduisante, le terreau fertile. Le climat politique et social de cette Europe des années 1930, en proie aux mirages de tous les extrémismes, offre quant à lui un terrain de jeu fabuleux pour l'imagination.

Malheureusement, le résultat est un peu au-dessous de mes attentes. Non pas que je n'ai pas été passionné par cette histoire. Au contraire, les bédéistes racontent avec intelligence ces premiers pas. Le dessin aux parfums de l'Angleterre d'Edgar P Jacobs alliés à l'ambiance d'un John Le Carré tissent l'atmosphère nécessaire à une excellente histoire d'espionnage. Mais, si l'ambiance est parfaite, le scénario, lui, souffre de trop d'ambitions. En optant pour une bande dessinée chorale, la scénariste embrasse trop large. Un lecteur qui ne connait que superficiellement les événements et les protagonistes risque de se perdre dans les dédales des subtilités historiques. Certains personnages importants, comme le père de Kim Philby, espion, explorateur et orientaliste de renom, surgissent soudainement comme des chiens dans un jeu de quilles, sans véritables explications.

Peut-être aurait-il été plus simple pour la compréhension du récit de ne suivre qu'un protagoniste? En multipliant les intrigues, en voulant traiter également chacun des espions - même si Cairncross est relativement absent - la scénariste met constamment un frein à son histoire, donnant l'impression de perdre totalement le contrôle et de rendre les armes devant le gigantisme de la tâche. Dans son roman Philby, portrait de l'espion en jeune homme, Robert Littell a pris le parti de ne se consacrer qu'à l'un des cinq, Kim Philby. Un choix judicieux pour créer le lien d'attachement avec le lecteur.

Dommage, parce que les années Cambridge des «Magnificent Five», comme les surnomment les Britanniques, offrent un potentiel scénaristique et romanesque fabuleux.

Une belle idée qui, bien que passionnante pour ceux qui connaissent déjà l'histoire, aurait pu être mieux développée. Pour les autres, il manque des informations fondamentales pour une meilleure compréhension. Une chance pour eux l'Internet existe.

• Savoia, Les esclaves oubliés de Tromelin, Dupuis.

• Neuray, Lemaire, Les cinq des Cambridge. Trinity, Casterman.

• Robert Littell, Philby, portrait de l"espion en jeune homme, Flammarion Québec.

***

Oups! Petit lapsus la semaine dernière: il fallait bien sûr lire les poncifs du genre, et non les pontifes. Nos excuses à tout les papes de notre société!

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