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Giant: les fourmis anonymes de la grosse pomme

Giant s'impose déjà comme une saga incontournable qui rend la mégalopole, théâtre des plus grands espoirs et des plus tragiques déceptions, encore plus fascinante et humaine.
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On connait tous cette magnifique photo où 11 ouvriers se reposent un moment, assis sur une poutre, dans le vide, au-dessus des toits de New York. Lunch atop a Skycraper- dont l'auteur n'est toujours pas identifié, même si on l'a longtemps attribué à Charles Clyde Ebbets et par la suite à Lewis Hine - qui faisait partie d'une campagne promotionnelle du Rockefeller Center, est vite devenu un symbole iconographique de cette Nouvelle-Amsterdam opulente, capitale de l'Occident qui malgré la crise financière continuait de briller de mille feux, de se parer de ses plus beaux atours et de voir s'élancer dans son ciel ces impressionnantes tours aux lignes épurées et élégantes de l'art déco. C'est cette photo que j'avais en tête tout au long de ma lecture du magnifique Giant, nouvelle bédé de Mikaël. À l'occasion de la sortie québécoise du premier tome de ce diptyque, nous avons rejoint à Québec l'expatrié français qui depuis 8 ans vit son rêve américain.

Dargaud

Giant c'est l'histoire de ces travailleurs un peu fous qui pour survivre en pleine crise économique, acceptent de risquer leur vie comme monteur de structures d'acier dans une époque où avoir un boulot est déjà une chance incroyable. « Ce sont ces petites mains, celles qui ont bâti les symboles les plus éclatants de la fête new-yorkaise, mais qui n'ont jamais pu y participer, qui m'intéressaient. Ils ont construit ces immenses tours, mais n'ont jamais pu y habiter », souligne le dessinateur qu'on avait découvert avec sa superbe trilogie fantastique Promise, mais qui était déjà présent depuis plusieurs années dans le monde de la bande dessinée jeunesse.

Mais Giant, ce n'est pas que ça, c'est aussi une incursion dans l'univers des ouvriers irlandais qui émigrent en Amérique, et particulièrement à New York, pour gagner au péril de leur vie les quelques dollars de plus qui vont permettre à leurs familles, restées au pays dans une Irlande pauvre, meurtrie et déchirée par les fantômes de la guerre d'indépendance et de la guerre fratricide, de vivre un peu mieux. « Les Irlandais étaient intéressants parce qu'ils étaient considérés alors comme la lie de la société, à peine meilleurs que la communauté afro-américaine. Certains employeurs précisaient quand ils embauchaient des ouvriers qu'ils ne voulaient pas d'Irlandais. Mais j'aurais pu aussi parler des Italiens, des Scandinaves, des Mohawks et des autres communautés immigrantes, elles étaient toutes présentes sur le chantier du Rockefeller Center» et cohabitaient en s'ignorant mutuellement dans les quartiers sombres et malfamés du Lower East Side. « C'est l'image que j'ai du "melting pot" urbain américain, c'est-à-dire que dans les grandes villes les immigrants se regroupent en communautés et forment des microcosmes, on pense à Little Italy, Chinatown, le quartier ukrainien, etc., qui deviennent des villes dans la ville, qui se juxtaposent, les unes à côté des autres sans forcément avoir d'interactions entre elles, sinon que lors des guerres de clans et de territoires, comme dans le Gangs of New York de Martin Scorsese » rappelle le bédéiste.

Glenat

Chronique sociale, qui laisse une large place aux rebondissements et au mystère, sur la difficile intégration de ces nouveaux arrivants qui vont participer activement au rêve américain sans pourtant avoir le droit d'en profiter pleinement, Giant est aussi une déconstruction de ce mythe fondateur de la société américaine. « Je n'avais pas envie de montrer cette image de l'Amérique, encore très présente à New York, qui a nourri mon enfance française. Je voulais explorer l'Amérique, mais à travers les yeux de ceux qui l'ont construite, comme ces immigrants, et qui espéraient tant d'elle. Pour ces nouveaux arrivants, la mégalopole pouvait avoir un goût amer », renchérit le bédéiste citant au passage et de mémoire l'éloquent témoignage d'un immigrant d'Ellis Island. « Au pays, on disait que les rues en Amérique et à New York étaient pavées d'or. Mais en fait quand on est arrivé, on a constaté que non seulement elles n'étaient pas pavées du tout, mais qu'en plus on nous disait que c'était à nous de les paver. » Une belle illustration du choc qu'ils ont eu en arrivant, eux qui rêvaient de faire des sous en Amérique et de retourner au pays les poches cousues d'or et brodées d'argent comme le chantait Joe Dassin.

Avec ses parfums d'Angela's Ashes, de Gangs Of New York, de Once Upon a Time in America et de The Wind That Shakes the Barley ( pour le traumatisme de la guerre civile) Giant porte un regard rafraichissant et captivant non seulement sur le côté obscur du rêve américain et sur la difficile intégration irlandaise, moins explorée en bande dessinée, mais aussi sur le Gotham des années 30, beaucoup plus glauque et gris – grâce à une utilisation judicieuse des teintes tristes presque délavées - que la scintillante et lumineuse ville héroïne de l'excellent Broadway de Djef.

Glénat

Giant s'impose déjà comme une saga incontournable qui rend la mégalopole, théâtre des plus grands espoirs et des plus tragiques déceptions, encore plus fascinante et humaine.

Loin de déconstruire le mythe Mikaël l'enrichit, l'humanise et lui redonne une nouvelle dimension.

Mikaël, Giant, Dargaud.

Avril 2018

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