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«Darnand»: le gris derrière l’immondice

Si parfois la guerre peut créer des héros, la paix, elle, peut-elle fabriquer des monstres?
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Mais incarnait-il cet immonde portrait du mal incarné que l'Histoire moderne a retenu? Qu'est-ce qui a motivé ce héros de la Première Guerre mondiale à devenir ce monstre assoiffé de sang?
Rue de Seves
Mais incarnait-il cet immonde portrait du mal incarné que l'Histoire moderne a retenu? Qu'est-ce qui a motivé ce héros de la Première Guerre mondiale à devenir ce monstre assoiffé de sang?

À force de se faire raconter les histoires des autres, on a fini par oublier les nôtres. Parce que nous avons, nous aussi, nos sagas héroïques aux héros tranquilles et plus grands que nature tout aussi captivantes et riches que celles des autres nations. Pourtant, elles ne sont plus présentes dans nos productions culturelles y compris la bande dessinée. Espérons que la situation changera avec l'excellente Petite Russie de Francis Desharnais.

Dans les steppes forestières de l'Abitibi

Si la conquête de l'Ouest américain est une épopée, que dire de la colonisation de l'Abitibi, terre ingrate aux immenses forêts impénétrables, peuplées de moustiques voraces, où l'hiver semble éternel. Des milliers de Québécois, attirés par les mirages promis par les autorités religieuses et gouvernementales, ont décidé, au début du XXe siècle, de quitter la pauvreté des villes pour tenter leur chance dans ce paradis vierge, propriété des grandes papetières.

Parmi ces courageux colons, il y avait Marcel Desharnais, grand-père de l'auteur, qui s'était installé dans le petit village de Guyenne, une commune auto-géré, que les villages voisins surnommaient «La petite Russie», en référence à sa démocratie participative et à sa coopération citoyenne inspirées des théories de gauche.

À travers la vie quotidienne de l'humaniste Marcel et des habitants de la Guyenne, l'auteur de la Guerre des arts aborde avec nuance, subtilité et sensibilité les grandes transformations que le Québec connait tout au long du siècle dernier: de la province en état de survivance, dirigée de mains de fer par un clergé tout-puissant et un gouvernement conservateur à cet État moderne qui rêve de rejoindre le concert des nations.

«La petite Russie»
Les Éditions Pow Pow
«La petite Russie»

De son établissement à la Guyenne à son départ 20 ans plus tard pour Palmarolle, Marcel Desharnais contribuera à sa modeste façon au développement du rêve abitibien, à la modernisation du Québec et à la prise de conscience assurée de ce peuple de moins en moins Canadien français et de plus en plus Québécois.

Et si Francis Desharnais comptait déjà parmi l'élite de notre 9 art, il faut reconnaitre que cette Petite Russie confirme ses grandes qualités de scénariste du quotidien. Avec brio, le bédéiste maitrise le difficile exercice de la chronique historique en concoctant avec succès, comme un Nicolas Flamel des petits Mickey, le parfait dosage entre l'émotion, l'observation et la rigueur historique.

«La Guerre des Arts»
Les Éditions Pow Pow
«La Guerre des Arts»

Avec ce portrait tout en subtilité de la colonisation abitibienne, Desharnais vient de prouver hors de tout doute qu'il est maintenant un auteur complet d'une grande maturité scénaristique et graphique.

L'infréquentable salaud

Joseph Darnand est un des personnages les plus honnis de l'histoire française. Si Benedict Arnold représente pour la mémoire collective américaine l'archétype du traitre - rappelons que ce dernier avait trahi l'armée continentale pour rejoindre les habits rouges de George III - on peut dire la même chose de Darnand, le chef des milices françaises qui aidaient les Nazis à débusquer les Juifs et les résistants.

Mais incarnait-il cet immonde portrait du mal incarné que l'Histoire moderne a retenu? Qu'est-ce qui a motivé ce héros de la Première Guerre mondiale à devenir ce monstre assoiffé de sang? Pourquoi cet officier qui jusque-là luttait avec pugnacité contre l'envahisseur Nazi a décidé de tourner casaque et de devenir un pétainiste et un ardent collabo?

Si parfois la guerre peut créer des héros, la paix, elle, peut-elle fabriquer des monstres?

C'est la question essentielle qui guide l'excellente trilogie de Bedouel et Perna, Darnand, le bourreau français, dont les deux premiers tomes viennent d'arriver à Montréal.

«Darnand, le bourreau français» (Tome 1)
Rue de Sevres
«Darnand, le bourreau français» (Tome 1)

De ses exploits lors de la der des ders, à sa mort devant le peloton d'exécution le 10 octobre 1945 (enfin j'espère, puisque le troisième tome n'est pas encore disponible), la carrière de Darnand est passé sous le microscope précis des deux auteurs qui, sans le réhabiliter ou justifier ses actes innommables, tentent de comprendre les origines de ses comportements, de ses décisions répréhensibles et de sa collaboration très enthousiaste, trop même, avec le 3 Reich.

Fervent patriote français, qui croyait que l'Allemagne nazie est le seul rempart contre la séduction bolchevique, antisémite notoire, comme beaucoup de ses compatriotes, Darnand est un jusqu'au-boutiste beaucoup plus complexe que le portrait qu'une certaine histoire dresse de lui. Calculateur froid, opportuniste, l'homme politique français a aussi été un idéaliste naïf qui s'imaginait pouvoir changer le régime de l'intérieur et que la collaboration avec l'occupant était un mal nécessaire pour restaurer la grandeur de la France.

«Darnand, le bourreau français» (Tome 2)
Rue de Sevres
«Darnand, le bourreau français» (Tome 2)

Raconté avec rythme par Perna, qui valse allègrement entre la fiction et la réalité, le destin de Darnand est à l'image du chaos qui s'impose dans une Europe écartelée par les différentes idéologies qui s'affrontent entre 1914 et 1945. Seule une époque aussi trouble pouvait créer des personnages comme Joseph Darnand, ni tout à fait noir ni tout à fait blanc, mais résolument gris.

Parce que la psyché humaine n'est pas aussi simple qu'on le pense. Une nuance que Perna et Bedouel ont très bien saisi.

Toute une belle récompense pour le vétéran de notre 9 art, Siris. En effet, le père de la fameuse Poule s'est vu attribuer le Prix de la critique ACBD de la bande dessinée québécoise 2018 pour son Vogue la Valise, l'intégrale. Une reconnaissance bien méritée pour le sympathique bédéiste. L'ACBD est une association de journalistes francophones spécialisés en bandes dessinées.

«Vogue la Valise, l'intégrale»
La Pastèque
«Vogue la Valise, l'intégrale»

Francis Desharnais, La petite Russie, Pow Pow.

Perna et Bedouel, Darnand, le bourreau français, 3 tomes, Rue de Sèvres.

Siris, Vogue la valise, l'intégrale, La Pastèque.

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