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Comme une odeur de Diable: un amour infernal

On n'oublie jamais son premier amour.
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Quand j'entends le nom de Claude Seignolle, vénérable écrivain et spécialiste du folklore qui a soufflé en juin dernier ses 100 bougies, j'ai toujours un petit frisson nostalgique. Je me revois, jeune adolescent, parcourant les rayons de la bibliothèque de Rosemont à la recherche du roman qui pourrait remplacer les Bob Morane et les Doc Savage que j'avais tout lus. Soudainement au hasard de mes pérégrinations romanesques j'ai entendu l'appel d'Histoires Maléfiques, recueil de nouvelles au titre évocateur qu'il signait. Sans le savoir, le folkloriste venait de réveiller une passion pour les nouvelles d'horreur, les légendes d'outre-tombe et la mythique collection fantastique de Marabout, qui, comme les créatures de Lovecraft, sommeillaient depuis toujours en moi. Depuis, même si je suis un peu moins l'actualité «claudeseignollesque» je lui reste toujours attaché. On n'oublie jamais son premier amour.

Le Yâble est dans la cabane

Ce premier amour pour Claude Seignolles, Laurent Lefeuvre l'a ravivé avec Comme une odeur de Diable, sa très belle adaptation bd de quelques-uns de ses contes. Même si j'en parlais avec enthousiasme à chaque fois que je rencontrais Jacques Lamontagne, un de ses grands fans, je dois avouer qu'il ne me restait que quelques souvenirs imprécis de ses écrits. Et ce sont non seulement la réminiscence de ces moments heureux partagés avec l'auteur que Lefeuvre a ressuscité, mais c'est surtout toute la richesse de sa langue qu'il m'a fait redécouvrir.

Mosquito

Il faut dire qu'avec le graphisme sombre du bédéiste et sa mise en page dynamique, les deux hérités de la grande époque de Tales From the Crypt et des adaptations « lovecraftiennes » d'Horacio Lalia et d'Alberto Breccia, Seignolle ne pouvait rêver d'un meilleur allié pour exprimer toute l'intelligence et la verve de ses contes nourris à la tradition millénaire.

Sous ses pinceaux et ses plumes, les légendes «seignollesques» retrouvent une nouvelle jeunesse et le soupçon d'une terrifiante tragédie fataliste que je ne percevais pas à ce moment, néophyte en fantastique que j'étais.

marbout

Loin de n'être que des objets patrimoniaux qui prennent la poussière sur les rayons tristes des bibliothèques communales françaises et qui titillent à l'occasion les touristes perdus, les chercheurs solitaires et les amateurs un peu fous du patrimoine à la Des racines et des ailes, ses contes, grâce à Lefeuvre, renouent avec cette modernité et cette pertinence qu'ils ont toujours eu mais que notre mémoire défaillante à repoussé dans ses plus profonds tréfonds tant nous étions ébahies par les promesses mirifiques des nouveaux auteurs fantastiques, qui au fond ne faisaient que répéter ce que le Périgourdin avait déjà écrit.

Un coup de maître de Laurent Lefeuvre.

À la fin de l'envoi, je touche!

Si Seignolle retrouve son droit de cité avec la bédé de Lefeuvre, on aimerait en dire autant de Joseph Conrad dont Renaud Farace vient de mettre en image son exceptionnelle nouvelle, Le duel, un récit militaire publié en 1908. On aimerait le dire, hélas, on ne peut pas. Et il ne faudrait pas penser que c'est à cause de l'adaptation de Farace, qui est une œuvre inspirante et de grande qualité, oh que non! On ne peut pas le dire tout simplement parce que le génial auteur britannique inspire depuis des lustres les plus prolifiques scénaristes, réalisateurs, bédéistes et metteurs en scène. Qui n'a pas en mémoire le puissant et troublant Heart of Darkness, librement adapté par Coppola (Apocalypse Now) et Robert Morin (Wendigo), ou encore l'excellent Lord Jim.

Casterman

Conrad n'avait donc pas besoin du bédéiste zagrébois pour ramener son Duel sous les feux de la rampe, d'autant plus que Ridley Scott en avait déjà fait une très belle adaptation cinématographique. Si Conrad n'en n'avait pas besoin, nous, nous en avions pourtant besoin, tant la vision qu'en tire Farace est captivante et intelligente.

À Strasbourg, en pleine épopée napoléonienne, le lieutenant d'Hubert est chargé de mettre aux arrêts le lieutenant Féraud coupable d'avoir participé à un duel. Un geste que le bouillant militaire Gascon assimile à un affront à son honneur qui doit être lavé par le sang. Dès lors, au hasard des affections de la Grande Armée et d'un empire qui se tisse et s'effiloche, les deux hommes se retrouvent occasionnellement pour terminer ce duel constamment interrompu. Une histoire d'obsession et d'honneur dépassé et mal placé que seul un génie comme Conrad pouvait mettre en scène et qu'un talentueux bédéiste comme Farace pouvait adapter et éclairer sous un nouveau jour.

Parce que c'est exactement ce qu'il fait. Avec son trait économe, nerveux et quelques fois d'une volontaire imprécision évocatrice, le créateur redonne une dimension émotive à la nouvelle de Conrad que Ridley Scott avait moins exploité dans son film, trop préoccupé qu'il fût par la rigueur historique de la quête obsessionnelle des deux protagonistes.

Paramount Pictures

Il faut dire qu'avec sa formation en psychologie et ses années comme escrimeur le bédéiste était le mieux placé pour se mettre au service de l'orgueil démesuré d'Hubert et de Féraud qui les amènent à ne vivre que pour cette ultime rencontre. Comme un Howard Carter du 9e art, Farace explore avec une précision chirurgicale et brutale les méandres les plus obscurs de leurs âmes pour comprendre ce qui nourrit cette obsession qui, comme la révolution, les dévore.

Personnages fiers, orgueilleux, fait d'un bloc, idéalistes avec leur conception poussiéreuse et personnelle de l'honneur militaire, incapables de négocier avec les petites compromissions ordinaires et les grandes inhérentes à l'exercice du pouvoir, Féraud et Hubert, tout comme le colonel Kurtz, deviennent des anachronismes ambulants dans cette fin d'empire peuplée de revanchards, d'envieux et d'opportunistes prêts à tout brader pour quelques miettes de pouvoir, de privilèges et d'avantages pécuniaires.

Une tragédie que Farace a très bien compris et qu'il traduit avec enthousiasme, dureté et brio.

Claude Seignolle, Laurent Lefeuvre, Comme une odeur de Diable, Mosquito.

Renaud Farace, Duel, Casterman,

Avril 2018

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